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Happy halloween!

À la rencontre des sorcières d'Instagram

Sorcieres instagram dossier halloween

«On a parfois tendance à dire que la magie n’aurait plus de place dans notre monde prétendument "désenchanté" par le développement de la science. Mais en réalité magie et science vont de pair, et aucune société n’est jamais complètement rationnelle.»

© Freestocks

Le ronronnement d’un chat noir corbeau rompt le silence de la pièce. Dans un coin, une pile de grimoires et de romans fantastiques plonge dans l’ombre l’assortiment de cristaux, à peine éclairés par la lueur d’une bougie. Penchée sur son bureau, la «sorcière», elle, pianote furieusement l’écran de son smartphone. Nous sommes en 2019, et les balais c’est has been. Aujourd’hui, Mélusine préfère surfer sur Internet que de voltiger dans les airs et cela lui réussit plutôt bien: avec ses dizaines de milliers d’abonnés, la Toile est à ses pieds (les araignées en moins!).

On ne compte plus les pages Instagram tenues par des femmes se revendiquant «sorcières»: si certaines se contentent d’affirmer leur légère obsession pour le monde d’Harry Potter, d’autres pratiquent régulièrement des rituels, ne se séparent jamais de leurs pierres précieuses ou de leurs amulettes, répètent des mantras encourageants, tirent les cartes de tarot et concoctent leurs propres potions. Les unes s’approprient la figure mythique en choisissant un style vestimentaire qui s’en inspire, d’autres célèbrent une existence plus proche de la nature. Toutes partagent leurs passions, leurs découvertes et leur style de vie avec leurs foisonnantes communautés.

Suivie par plus de 30 000 abonnés sur Instagram, l’étudiante et influenceuse américaine Geneviève Clarisse explique pratiquer de la «sorcellerie verte», façon de se distinguer de la magie noire en mettant en avant son rapport avec la nature. Fan de tarot, de cosmétique naturelle et de jolis lieux désertés envahis par la verdure, elle lace ensemble des fleurs et herbes séchées, qu’elle fait brûler pour célébrer l’équinoxe ou purifier l’air de sa maison. Et ses fans adorent!

Car de nombreuses sorcières sont artistes, herboristes ou auteures, vendent des produits de beauté naturels, ouvrent leurs boutiques en ligne ou créent leurs propres jeux de cartes. De son côté, la jeune française Céline Pernet, créatrice du compte Vanilly Try et de la boutique Etsy The Fairy Tree House, confectionne des bijoux et des potions, le tout dans une atmosphère très proche de celle d’Harry Potter. Son univers digital parsemé de citrouilles invite volontiers les animaux de la forêt, ou un beau chat noir aux grands yeux verts.

L’attrait abracadabrant de la magie

La popularité des sorcières connectées ne semble pas étonnante si l’on pense aux nombreux films et séries construites autour du personnage: les magiciennes glamour de «Charmed», la redoutable blondinette «Sabrina», les nez crochus du classique «Hocus Pocus» (qui envisage d’ailleurs un reboot) ou l’indémodable Hermione Granger (plus applaudie que son copain Harry) n’ont jamais perdu une once de leur succès.

«"La magie" est un domaine qui reste fascinant parce que c’est une catégorie qui a été construite pour être fascinante, explique Philippe Matthey, collaborateur scientifique à l’Unité d’histoire et anthropologie des religions de l’Université de Genève. Depuis l’Antiquité, on colle l’étiquette de «magie» ou de «sorcellerie» aux actions et aux pratiques qui sont celles de l’Autre, de celle et de celui qui ne fait pas partie de la majorité, qui vit en marge de la société ou qui vient de l’extérieur.»

Mais ce n’est pas tout! Dans un monde largement rationalisé par la science, l’esthétique de la magie intervient comme un doute intrigant, une question ouverte, un mystère à résoudre:

«Les pratiques "magiques" se développent souvent en parallèle des sciences naturelles, pour surfer sur le succès de nouvelles inventions ou pour explorer les marges de ce que la science ne peut pas encore expliquer.»
© Paige Cody


D’ailleurs, les «sorcières» modernes semblent s’écarter de la science et de la modernité sur quelques points clés, notamment au-travers leur utilisation de produits strictement naturels. Souvent vegan et fermement opposées à toute forme de cruauté envers les animaux, elles cultivent un mode de vie proche de la nature brute et immaculée, celle que l’homme n’a pas encore pu impacter. Les étoiles, les pierres, les végétaux et les bêtes occupent une grande place dans les univers qu’elles bâtissent sur les réseaux sociaux.

«De la même manière qu’on a imaginé les sorcières antiques et médiévales comme des résistantes à l’ordre patriarcal des institutions sociales et religieuses de leurs temps, les sorcières contemporaines se réinventent et se pensent comme résistantes aux paradigmes sociaux de notre monde, dont le capitalisme et l’exploitation de la nature, idées qui vont bien sûr à l’encontre de l’idée d’une terre-mère qu’il s’agit de respecter et de préserver», ajoute Philippe Matthey. Aussi nous permettent-elles d’établir un «lien avec un passé imaginé comme plus équilibré et plus tolérant.»

Une symbolique de l’«empowerment»

Rebelle un jour, rebelle toujours: depuis le mouvement #metoo, la figure de la sorcière est souvent associée au féminisme, en tant que réaffirmation d’un pouvoir longtemps réprimé. Le XXIe siècle constitue en effet un terrain très propice à l’avènement de la «sorcière», en tant que figure féministe, forte et indépendante.

Depuis l’ouvrage clé «The Witch Cult in Western Europe», publié en 1921 par l’anthropologue britannique Margaret Murray qui développe la théorie de base aux récits de sorcière que nous connaissons, diverses publications et productions de cinéma ont vu le jour. On citera notamment la revue culturelle française «Sorcières», lancée en 1975 par l’auteure Xavière Gauthier et le magazine féministe allemand «Emma», sans oublier l’ouvrage «Sorcières: La puissance invaincue des femmes» (Ed Zones) de Mona Chollet, publié en 2018.

«Notre époque tend à célébrer tout ce qui contribue au renforcement de l’image de la femme, estime Christian Ghasarian, professeur à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. De cette façon, la figure de la sorcière, en prenant le contrepied de la religion patriarcale que représente le christianisme, se réfère implicitement au paganisme qui offrait une place prépondérante à la femme, en lui conférant notamment une grande connaissance de la nature et certains pouvoirs thérapeutiques.» Ce qui était considéré comme «déviant» auparavant est donc à nouveau valorisé, sous la forme d’un contrepouvoir au patriarcat.» Ainsi, notre expert parle d’un «empowerment féminin symbolique».

Que les jeunes «sorcières» connectées aient conscience de cet effet ou qu’elles souhaitent simplement s’immerger dans l’univers magique qui les passionne, elles inspirent certainement par leur propension à bâtir un personnage, une esthétique et une ambiance qui se détache du commun, surtout en termes d’influence digitale. Plutôt que de poster des images retouchées d’avocado toasts et de plages paradisiaques, elles exhibent leurs potagers, leurs bibliothèques et les forêts touffues qu’elles parcourent au crépuscule.

Certaines, telles que la célèbre française Jack Parker (Taous Merakchi de son vrai nom), créatrice de la newsletter des sorcières modernes «Witch, Please» et d’un grimoire de sorcellerie, tournent clairement le personnage qu’elles incarnent au service d’un féminisme engagé. «Se positionner en tant que sorcière, au moyen d’une symbolique, de tenues vestimentaires ou d’une esthétique particulière, revient à affirmer que la femme possède un pouvoir autre, un pouvoir venu d’ailleurs, pouvant potentiellement agir sur ceux qui ne l’ont pas. Ce jeu symbolique constitue l’une des possibles mises en spectacle de l’engagement féministe», résume le professeur Ghasarian.

Sorcière ou déesse: faites votre choix!

Par ailleurs, l’on pourrait associer cette figure mythique et ses combats contemporains à un alter-égo moins sombre, également issu du New Age, un mouvement «prônant des formes de spiritualité alternatives à la religion et dont les adeptes comptent une majorité de femmes».

«On y trouve notamment une autre expression de cet empowerment féminin, au-travers de l’image de la déesse. À l’instar de la sorcière, celle-ci implique également un pouvoir féminin, au-travers d’une symbolique liée entre autres aux rituels, aux menstruations ou au féminin sacré», poursuit le professeur Ghasarian.

On pense notamment à la boutique en ligne Womoon, qui célèbre le féminin sacré au moyen de coffrets, de bougies, de jeux de cartes ou de lecture des astres. Si certains points communs sont notables sur le compte Instagram de sa créatrice, celui-ci se distingue nettement de l’ambiance orangée et sombre que crééent les sorcières connectées telles que Geneviève Clarisse.


«Contrairement à la déesse, la sorcière peut, dans l’imaginaire qui lui est associé, nuire. Elle comprend une part de mystère qui suscite à priori une certaine méfiance. Sa convocation, plutôt que celle de la déesse, participe en quelque sorte d’une forme de féminisme plus engagé, une affirmation marquante d’un positionnement distinctif.»

Mais les affinités d’une femme pour la figure de la sorcière, et celle de la déesse s’explique certainement par des mécanismes psychologiques complexes.

Qu’elle soit vécue comme un mode de vie, une affirmation de sa personnalité, une expression du féminisme ou un fructueux business hollywoodien, le personnage est absolument partout. Mais les «sorcières» connectées se soucient-elles de tout cela? Probablement pas. Elles sont trop occupées à transmettre leur message et exprimer leur personnalité pour cela.

«On a parfois tendance à dire que la magie n’aurait plus de place dans notre monde prétendument "désenchanté" par le développement de la science, conclut Philippe Matthey. "Le grand Pan est mort et les professeurs Nimbus ont chassé les dieux du firmament ! », chantait Brassens. Mais en réalité magie et science vont de pair, et aucune société n’est jamais complètement rationnelle.»

Pendant ce temps, le chat noir, décidant qu’il a assez dormi, s’installe sur le bureau, face à sa maîtresse. La «sorcière» a terminé son post Instagram. Satisfaite, elle appuie sur «publier». Dès cet instant, le feed de ses milliers de fans se voit empreint d’une touche d'enchantement...

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