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L’addiction sexuelle, ça existe vraiment?

L'acteur de House of Cards Kevin Spacey

Kevin Spacey, accusé de plusieurs agressions sexuelles, plaide l'addiction à la chair.

© GettyImages

C’est l’histoire d’un colosse de 130 kg, mal rasé et colérique, soudain obligé de se mettre au yoga et au tai-chi. Harvey Weinstein a en effet troqué son nœud papillon pour une blouse d’hôpital. Le but de son internement dans une clinique de l’Arizona? Guérir du mal qu’il accuse de ses dérapages: l’addiction sexuelle. Car aux yeux de ses avocats, pas de doute, The Pig (son surnom dans le gotha) est un homme malade, dirigé par ses pulsions, donc pas responsable de ses actes, donc pas un criminel.

Le voici désormais en train de suivre une cure en plein milieu du désert. Il n’est pas resté seul longtemps: viré fissa de sa House of Cards, Kevin Spacey a pu tester le programme quelques semaines plus tard, lui aussi parachuté en urgence sous le même hashtag #JeSuisUnDroguéDuSexe. Des célébrités malades qui veulent guérir de leurs vieux démons via un traitement, tout va bien dans le meilleur des mondes, non?

Le hic, c’est que la maladie dont ces patients très spéciaux entendent se débarrasser n’existe peut-être tout simplement pas.

«L’addiction sexuelle est absente des classifications officielles des maladies psychiques, relève Lorenzo Soldati, psychiatre responsable de la consultation spécialisée de sexologie des HUG. Ce terme est apparu à la fin des années 1970, en Angleterre, avant de devenir à la mode avec les repentances médiatisées de stars hollywoodiennes prises dans des scandales de mœurs, comme David Duchovny ou Tiger Woods.»

Des spécialistes en désaccord

Le concept fédère davantage dans l’espace médiatique qu’au sein des collèges d’experts listant les pathologies mentales. Il s’est ainsi vu refuser par deux fois l’entrée dans le très sérieux DSM, la bible de la psychiatrie made in USA, qui reprend plus ou moins la même terminologie que l’ICD 10, classification de référence des maladies établie par l’OMS.

Faire état publiquement d’une malheureuse dépendance à la chair pour absoudre l’adultère ou la contrainte sexuelle apparaît donc comme une belle excuse. Cela permet opportunément de ne pas assumer une vie sexuelle débridée que la morale et le public réprouvent… ou de tenter de fuir ses responsabilités si l’on a commis des actes punissables par la loi.

Un terme trop flou

Ces dernières années ont d’ailleurs vu se multiplier les autodiagnostics et les confessions face caméra aux Etats-Unis. Un médecin y anime même une téléréalité à succès intitulée Sex Rehab With Dr. Drew, dans laquelle défilent des addicts sexuels pour en ressortir en pénitents adoubés par l’audimat. A peu près tous les comportements d’ailleurs peuvent se justifier par cette bien pratique étiquette.

On y trouve le Don Juan frénétique (Charlie Sheen), le trompeur d’épouse en série (Tiger Woods), le harceleur et agresseur sexuel des hautes sphères (de DSK à Weinstein)… c’est d’ailleurs cette juxtaposition de conduites très variées qui rend le label de junkie sexuel si louche. «Le concept est limite car trop hétérogène, souligne le professeur Jacques Besson, chef du Service de psychiatrie communautaire du CHUV. Il regroupe plusieurs types de comportements pourtant à distinguer, avec des causes et des enjeux très différents.»

Drogué à soi-même

On ne peut cependant pas tout jeter si vite aux orties. Le cerveau des accros au sexe présenterait les mêmes mécanismes neurochimiques que celui des addicts au tabac ou à l’héroïne. L’orgasme répété agissant comme un shoot grâce à la dopamine et à l’endorphine qu’il libère. «Au niveau neurologique, l’addiction repose sur un système de récompense cérébral, éclaire Jacques Besson. Ici, l’accro au sexe trouve sa drogue non pas à l’extérieur mais dans son propre organisme. Il pirate son circuit du plaisir du dedans, par une sorte d’opiomanie interne, et instaure une dictature chimique aux dépens du moi.»

Sauf que cette lecture est, là encore, loin de faire l’unanimité, constate la sexologue Laurence Dispaux.

«On n’a pas atteint de consensus scientifique sur la question, puisque d’autres experts trouvent excessif de rapprocher les forces qui s’exercent lors d’une addiction aux drogues dures de celles censées régir l’addict sexuel.» Certes, on recense bien des individus utilisant compulsivement l’orgasme pour gérer un sentiment négatif ou un stress, mais «c’est souvent le symptôme d’un autre malaise, plus profond, qu’il faut investiguer», précise Lorenzo Soldati.

Emprisonnés dans le porno

Si cette histoire de neurotransmetteurs et d’hormones échoue, pour l’instant, à prouver définitivement la validité du concept d’addiction sexuelle, il y a bien pourtant un point qui fait l’unanimité parmi les experts: «On qualifie un comportement de pathologique quand les actes d’une personne génèrent chez elle de la souffrance, une culpabilité insupportable, et l’amènent à détériorer tous ses liens sociaux, qu’ils soient affectifs, familiaux ou professionnels» éclaire le psychiatre des HUG.

Une configuration qui touche un profil précis. «On peut éventuellement parler d’addiction pour certains grands consommateurs de pornographie online et les personnes se masturbant à très grande fréquence, analyse Philippe Brenot, sexologue, et anthropologue, coauteur d’Une histoire du sexe (Les Arènes, 2017). Lorsque l’excitation ne devient possible que face à des images et plus avec un(e) partenaire réel(le), cela est problématique.»


Collectionneur de coups d’un soir comme Colin Farrell; accumulateur compulsif de maîtresses comme le golfeur Tiger Woods; époux hyperactif au lit comme Russell Brand; ou agresseur sexuel en série comme l’ex producteur star de Hollywood, tous ces VIP ont invoqué l’addiction au sexe pour expliquer leurs comportements. © GettyImages

La description renvoie au personnage incarné par Michael Fassbender dans Shame, ce beau gosse urbain est seul car emprisonné dans ses fantasmes 2.0. «Pour moi, le vrai addict au sexe, c’est lui, cet anonyme qui se masturbe pendant des heures devant son écran et qui en souffre, ou cet autre qui enchaîne les coups d’un soir en trouvant ça à chaque fois dégoûtant», poursuit Philippe Brenot. «Mais ce n’est visiblement le cas d’aucune des célébrités qu’on a évoquées. Elles ne semblent pas subir leur soif de sexe, au contraire elles en jouissent à fond. En se servant un whisky le soir, Tiger Woods était-il étreint de culpabilité parce qu’il avait folâtré toute la semaine? Ça, j’en doute!»

Encombrante libido

Si ces VIP envoyés en désintoxication sexuelle n’ont rien à y faire, pourquoi y vont-ils quand même? «Ces hommes ont tous en commun, à la base, une hypersexualité, avance le psychanalyste Alain Valtério, auteur de Névrose psy (Favre, 2014). Certains individus ont besoin de plus de sexe que les autres.»

Tiens, il se trouve qu’eux ont bien un chapitre qui leur est consacré dans le DSM. Mais gare à ne pas en déduire que les stars en sex rehab sont finalement des gens malades, nuance Philippe Brenot:

«Un comportement hypersexuel n’est pas automatiquement pathologique, car il n’y a pas de normes sérieuses pour fixer un seuil au-delà duquel le nombre de rapports est une anomalie.»

Traduction: il est beaucoup ici question de jugement moral. A la fois de la part du public et des médecins eux-mêmes. «Beaucoup de psys sont pires que des chefs scouts! tonne Alain Valtério. Ils parlent de la sexualité comme d’une spiritualité, où faire l’amour de manière idéale, c’est être dans le partage, le plaisir, si possible la fidélité. Ils pathologisent les gros demandeurs de sexe et éclipsent toute la partie en clair-obscur, parfois dérangeante, du désir, pour la morale.»

Entièrement responsables

Il reste en revanche une zone noire qui demeure inacceptable: le mépris du consentement de l’autre. Frontière franchie par quelques addicts sexuels autoproclamés comme Harvey Weinstein ou Kevin Spacey. Alors, pourront-ils invoquer une vraie hypersexualité clinique au moment d’affronter le juge? «Certaines paraphilies induisent un risque plus élevé de commettre une agression sexuelle, informe Jacques Besson. On connaît par exemple des individus excités par le refus de l’autre.»

Mais à examiner les éléments à disposition, les stars citées ont bel et bien l’air responsables de leur comportement. «Hors historiques personnels particuliers, je suis sceptique quant à un stade d’hypersexualité qui amènerait à agresser les gens à son insu, avoue Philippe Brenot. On reste toujours conscient des limites et de ce dont les autres ne veulent pas. Pour eux, la pathologie est un alibi.»

Addiction au sexisme

Cette arnaque intellectuelle est d’autant plus facile à nous faire avaler que l’époque est friande de justifications médicalisantes. C’est ce que dénonce Michela Villani, sociologue à l’Université de Fribourg.

«Notre société tend de plus en plus à reformuler un phénomène dérangeant en problème de santé, afin de le normaliser et d’y apporter des réponses. Mais le harcèlement et les agressions sexuelles ne découlent pas de maladies ou d’addictions, ils s’expriment d’abord dans une configuration de hiérarchie entre les sexes ou entre des positions sociales. Il s’agit d’une forme d’exercice du pouvoir tout à fait consciente.»

Pouvoir qui s’exerce avec un certain mépris d’autrui. «Ces pseudo-addicts sexuels qui agressent se comportent avec leurs victimes comme avec n’importe quelle autre personne qu’ils croisent, résume Alain Valtério. Ils traitent tout le monde comme des objets à leur service.» Allez, Harvey, Kevin, stoppez votre cure de méditation intensive, vous êtes démasqués!


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Une sex rehab, comment ça se passe?

4 questions à Sophie Nicole, directrice de la Clinique Belmont, établissement genevois prenant en charge la désintoxication sexuelle.

Femina Vous accueillez des patients désireux de guérir leur addiction sexuelle. Cette notion est cependant controversée, voire présentée comme une invention par certains experts. Que leur répondez-vous?
Sophie Nicole Les psychanalystes ont peut-être un regard moins thérapeutique sur ce phénomène, mais l’addiction sexuelle est une réalité. Bien qu’elle ne figure pas encore dans le DSM, ses symptômes, eux, y sont. Les personnes accros au sexe valident en effet tous les critères d’une addiction, au sens neurochimique du terme: désir puissant d’utiliser une substance pulso-addictive, difficulté à contrôler son comportement, symptômes de sevrage physiologique, mise en évidence d’un seuil de tolérance nécessitant une augmentation progressive de la dose, hausse du temps consacré à l’activité…

Chez ces personnes, l’orgasme provoque une hausse brutale de la production de dopamine, tandis que les masturbations longues font grimper le taux d’endorphine. C’est cette sécrétion soudaine de substances, grisante, et non la jouissance elle-même, que l’addict sexuel recherche en réalité.

N’est-ce pas juste une forme de «passion», comme la vit un fou de modélisme?
L’addiction sexuelle est une dépendance sans quête de plaisir. Il n’est question que d’apaiser une pulsion, comme pour d’autres types d’addiction. Si l’accro au modélisme s’arrête du jour au lendemain, il sera probablement triste, mais il ne présentera pas de syndrome de manque. Tandis que l’addict au sexe est esclave de sa pratique, comme l’addict au shopping qui recherche le shoot généré par l’achat, plus que la possession de l’objet en soi.

Dans quelle situation sont les gens qui s’adressent à vous?
La plupart des addicts sexuels ne prennent conscience de leur problème que lorsqu’il y a une perte majeure dans leur vie. Cela peut être un licenciement, suite à la découverte par l’employeur de consultations importantes de porno sur le lieu de travail, ou un malaise exprimé par des proches en prenant connaissance de telles pratiques. Parfois aussi, c’est à cause de soucis avec la justice, dus à des comportements inappropriés. Chaque année, nous accueillons ainsi dix à quinze personnes désireuses de se soigner, venant de Suisse mais aussi de l’étranger.

Tous les patients ont-ils le même profil?
On distingue en fait trois stades de gravité dans l’addiction sexuelle. Le premier concerne notamment les gens dépendants au porno sur internet et aux séances de masturbation compulsive. Le second voit les patients s’adonner à l’exhibitionnisme, au harcèlement, ce qui les fait passer pour des individus lourds et pénibles à supporter par leur entourage. Ici, le consentement de l’autre n’est pas toujours bien écouté.

Enfin, le troisième stade voit la personne consommer du sexe avec n’importe qui pour apaiser son besoin. L’accord de l’autre pour entamer un acte sexuel est parfois totalement ignoré, ce qui peut donner lieu à des attouchements, des agressions sexuelles. A noter qu’on glisse assez facilement du deuxième au troisième stade.

Quelles sont les étapes principales d’une sex rehab, et quels sont ses principes?

Le premier jalon consiste à aider le patient à admettre que le sexe lui sert de régulation émotionnelle. Il faut alors mener une thérapie pour comprendre ce qui l’amène à un tel comportement, devenu la solution à tout. On va ensuite travailler sur le sentiment de culpabilité et aider à restaurer l’estime de soi. Bien sûr, la cure sera personnalisée en fonction de l’individu, de son historique, de la gravité de ses actes.

On observe en général des symptômes physiologiques de manque pendant 3 à 6 semaines, ce qui motive une hospitalisation sur cette période. Un traitement complet dure de 2 à 4 ans. Il faut remarquer que le taux de récidive est ensuite, étonnamment, très faible.

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