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Un aveuglement, une illusion, une souffrance… L’exaltation des cœurs et des corps, la transe charnelle et mentale des débuts amoureux n’annoncent pas forcément une fin tragique. Au contraire.

Titus et Bérénice, Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard… Pourquoi la passion amoureuse est-elle toujours décrite comme une tragédie? Pourquoi est-elle considérée dans la vie ordinaire comme un calvaire, un piège à éviter? Parce que, étymologiquement, elle découle de pathos, «souffrance», et surtout «dépendance». La passion, assure la psychologue Annik Houel, «c’est le coup de foudre, nous sommes éblouis. Dans l’amour, nous parvenons à voir les défauts de l’autre. Pas dans la passion, que je rapproche de la cristallisation stendhalienne: nous parons inconsidérément l’autre de toutes les vertus.» Quand le fantasme tombe, quand nous nous apercevons que l’autre n’est pas celui que nous avions idéalisé, tout s’effondre.

Aurélien, 40 ans, célibataire endurci, a ainsi été déchu violemment de son piédestal par son ancienne compagne. Et il ne veut plus entendre parler de passion: «Trois ans de relation épuisante: trop de dépendance, de montagnes russes, de narcissisme, de déception. Elle est partie après avoir avorté de notre bébé. J’ai cru mourir.» Attachement mortifère, la passion creuserait la tombe de chacun et du couple.

Un pont entre les sexes

Pas forcément, pas systématiquement, tempère Annik Houel: «Il arrive que nous parvenions à négocier avec nos illusions plaquées sur l’autre et à former un couple avec celui que nous avions ardemment élu.» Car il existe un versant solaire à cette exaltation inexplicable. Un versant qui peut ancrer le couple dans la durée. Rien ne transporte autant que le lien physique à l’autre. «Quand la passion est du côté de l’idéalisation, nous sommes toujours déçus. Mais quand nous consentons à une véritable rencontre, sans vouloir de l’autre qu’il soit nous-même ou l’être «idéal», le couple devient possible comme réel, au sens lacanien du terme, c’est-à-dire qu’il peut devenir durable. L’amour est certes dans les paroles, mais le corps, avec ses pulsions, entre magistralement en jeu. Le couple «entre» dans la conversation à deux parce qu’elle ne se fait pas en une seule fois et qu’elle se joue sur plusieurs plans», explique la psychanalyste Christiane Alberti.

Pendant plus de cinq ans, Bulle, 50 ans, a décliné les avances d’Henri, même s’il l’attirait. Elle était mariée, et lui aussi. Elle savait que c’était un homme à femmes, qu’il vivait au sein d’un couple «libre». «Mais pas moi, révèle-t-elle. Et j’avais tellement peur de ce qui aurait pu arriver, de mon désir pour lui, que j’en avais parlé à mon époux. Je lui avais demandé de m’aider. Des années plus tard, nous nous sommes retrouvés, Henri et moi, par hasard. Nous étions seuls, très malheureux tous les deux. Je n’avais plus d’excuse. Il m’a embrassée et nous ne nous sommes plus quittés. J’ai tout de suite aimé toucher son corps, entendre sa voix. Au début, c’était atroce. Il me manquait tout le temps, même quand il était là. Je n’arrivais pas à sortir de ses bras. Ce n’était pas brillant de son côté non plus. Sur le chemin du retour vers mon appartement, je recevais des textos d’ado romantique. Il disait que j’étais son «mal», qu’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, qu’il avait honte, que, d’habitude, il ne s’attachait pas comme ça.»

Si la passion amoureuse est parfois difficile à accepter, particulièrement pour les hommes, affirme Christiane Alberti, c’est parce qu’elle les féminise, qu’elle les met dans une position fragile, une position de manque. Et quand Jacques Lacan prononce cette célèbre formule: «Il n’y a pas de rapport sexuel», il ne veut pas dire que femmes et hommes ne se rencontrent pas dans la passion amoureuse physique. Il sous-entend le contraire: ils se rapprochent l’un de l’autre. «Le rapport entre les sexes n’est pas programmé pour qu’ils soient complémentaires. Ils évoluent dans des langues différentes, avec néanmoins comme point commun le désir de se faire entendre, développe la psychanalyste. Ils s’approchent et se forment, font couple. Bien que l’on prétende classiquement que les hommes ont tendance à fétichiser – ils vont aimer un détail précis, un regard, une couleur de peau, la robe qu’elle portait ce jour-là – et que les femmes trouvent leur satisfaction dans l’amour plus que dans le fait de jouir du corps de l’autre, c’est par-delà ces symptômes qui les encombrent qu’une construction est possible.» Les vases communiquent.

Résurrections

Chacun sort de soi pour tenter de percer le mystère de l’autre, mystère qui n’est peut-être au fond qu’un moyen de tenter d’échapper au sien. Dans sa remarquable «Logique des passions», le psychanalyste Roland Gori démontre que «le passionné se passionne pour ne rien savoir» de ce qu’il est, inconsciemment. Pour ne pas avoir à «se découvrir lui-même comme un autre», il se «tourne alors vers un autre». Mais, en s’y consacrant, il arrive qu’il renoue avec ses propres désirs enfouis, ceux qu’il a tus, pour grandir et se fondre dans le monde. Nous retrouvons souvent dans celui qui nous transporte les espoirs secrets de l’enfant «toujours vivant en nous», écrit le psychanalyste, et auquel nous avons dû renoncer: «Cet enfant-là, mort-né, avorté ou perdu, qui, mieux que les passions, peut venir témoigner de son inconsolable nostalgie? (…) Chair de l’ombre dont le passionné pourra enfin faire le deuil, pour sa survie subjective et le culte d’Eros.» La passion amoureuse qui, dans un premier temps, déconstruit et étourdit l’être jusqu’à lui faire perdre ses repères, peut permettre à chacun d’accéder à ce point aveugle, et de découvrir non seulement que l’autre restera à jamais un étranger, mais que lui-même n’est pas celui qu’il pensait être, qu’il a le droit de ne pas se satisfaire de son sort, de prendre le risque de renouer avec ce qu’il avait étouffé. C’est à cela que l’autre peut nous donner involontairement accès.

Il y a quelques mois, Bulle, qui enfant mettait en scène ses frères et sœurs dans des pièces de théâtre, a acquis les droits d’une nouvelle qu’elle adore. Elle en a écrit une adaptation cinématographique qu’un metteur en scène veut réaliser. «Je ne sais pas pourquoi ni comment Henri a eu cet effet sur moi, au fil du temps. Il est si libre. Avec lui, je me sens puissante, insouciante.»

Certes, «nous ne parlons pas la même langue, concède Christiane Alberti, mais, si nous veillons à la poursuite de la rencontre», l’autre, en nous révélant des parts inconnues de nous-même, nous métamorphose. Dans «Passion simple», la romancière Annie Ernaux raconte: «Il m’avait dit: «Tu n’écriras pas un livre sur moi.» Mais je n’ai pas écrit un livre sur lui, ni même sur moi. J’ai seulement rendu en mots (…) ce que son existence, par elle seule, m’a apporté. Une sorte de don reversé.»

Rubrique réalisée en partenariat
avec «Psychologies Magazine»
dont le numéro 355 est disponible en kiosque.
A consulter aussi sur psychologies.com

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