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Nous sommes plus intelligents que jamais. C’est Sophie Geistlich, psychologue à l’Université de Genève, qui le dit, chiffres à l’appui: «La moyenne des scores obtenus aux tests d’intelligence augmente de plus de 3 points tous les dix ans. Appelé «effet Flynn», du nom du psychologue néo-zélandais qui l’a découvert, ce phénomène explique que, régulièrement, un nouvel étalonnage et de nouveaux modèles de référence de l’intelligence soient établis afin de redéfinir le test du QI». De quoi clouer le bec des aînés qui rabâchent que c’était tellement mieux avant. Avant quoi? Avant internet, par exemple. Cette ère où il fallait être médecin diplômé ou s’enfermer dans une bibliothèque parfumée à la naphtaline pour comprendre la différence entre une maladie virale et une maladie bactérienne. Aujourd’hui, dès l’âge de 5 ans, chacun a l’ensemble du savoir à portée de tablette et sait depuis au moins deux ans déjà comment «swiper». Car oui, nos enfants sont franchement plus malins que nous au même âge, et grâce à Flynn et à Sophie Geistlich, nous savons désormais que ce n’est pas (seulement) un amour parental démesuré qui nous le fait dire.

Cependant, qui, aujourd’hui, a le sentiment de vivre dans un monde sans bêtise? La violence meurtrière d’extrémistes, l’arrogance d’intellectuels qui s’écoutent parler, la futilité de commentaires lancés sur les réseaux sociaux, l’obstination de politiques sourds aux critiques, le sans-gêne de l’inconnu qui nous double à la caisse: chaque jour nous donne son lot d’opportunités de nous lamenter sur «la bêtise» de nos contemporains. De quoi parlons-nous, alors? «La bêtise, c’est une sorte de dysfonctionnement de l’intelligence et du jugement», propose Yves Pédrono, docteur en sciences de l’éducation et auteur d’«Elle court elle court, la bêtise» (Ed. Société des Ecrivains, 2013). La cause de ce bug? Les affects (prétention, fatuité, désir de séduire, peur de ne pas être à la hauteur, etc.) autant qu’un «non-respect de l’effort intellectuel», enchaîne Pascal Engel, professeur de philosophie à l’Université de Genève. Or, à l’ère de l’hypercommunication et de l’hyperconnexion, ce risque de dysfonctionnement n’épargne personne. Non pas que le web, les réseaux sociaux et les médias de masse nous rendent idiots, comme le suggérait le journaliste britannique Nicholas Carr dans «Internet rend-il bête?» (Ed. Robert Laffont, 2011). C’est plutôt qu’ils offrent à notre penchant très humain pour la bêtise des occasions inégalées de faire des étincelles. En voici quelques-unes.

Se croire intelligent

Nous sommes des obsédés du QI. Des preuves? Le millier de sites qui nous proposent de le mesurer gratuitement, le succès des émissions télé qui nous font passer le test à échelle collective, le nombre affolant d’ouvrages et de reportages se penchant sur les cas d’individus à HPI (à «haut potentiel intellectuel», version tellement plus chic du ringard «surdoué»). Certes, Sophie Geistlich l’a confirmé, nous sommes plus intelligents que nos aînés au vu du quotient intellectuel. En revanche, après chaque étalonnage de ce test, la part d’individus à HPI (c’est-à-dire obtenant un score supérieur à 130) demeure à 2,3%. Autrement dit, rien ne justifie notre tendance à voir des surdoués partout, sinon un effet de mode qui, selon la psychologue, est alimenté par le culte de la performance: «Je constate que dans nos cultures occidentales il faut être le plus doué en tout et ce, de plus en plus.

La tendance à soumettre trop d’enfants à des tests de QI le prouve, mais aussi la façon dont on leur impose des emplois du temps surchargés. Comme s’il fallait qu’ils travaillent sans cesse! C’est ignorer que pour se développer les enfants ont aussi besoin de s’embêter. Mais dans «s’embêter» il y a «bête» et cela fait peur!» Avaler toujours plus d’informations et de savoir afin d’en mettre plein la vue: un penchant idiot qui ne date pas d’hier. Mais le fait est que notre époque donne à ce côté pédant des armes inégalées: Wikipédia and Co., aussi utiles que dangereux. «Ayant accès à tout, chacun en conclut qu’il sait tout. Or, cliquer ne suffit pas pour savoir!, lance Pascal Engel. Au contraire, un savoir qui se diffuse à grande échelle devient nécessairement bête puisqu’il se répand sans être remis en question ou critiqué, donc sans passer par le filtre de l’intelligence.»

Ne plus savoir se taire

«C’est sous le regard de l’autre qu’on est bête, parce qu’on cherche à se mettre en avant, à séduire, à convaincre, ajoute Yves Pédrono. Logiquement, à notre époque où rien n’est plus facile que d’être vu ou lu par tous, les occasions d’être bête se trouvent démultipliées.» Dans un monde qui cumule hypercommunication, accès facile aux savoirs et appel à la mise en scène de soi, la pression la plus fortement exercée est, selon le spécialiste français, celle de «l’interdiction de l’aveu d’ignorance et du silence». Le problème: ce sont justement là les conditions sine qua none à l’émergence d’une véritable réflexion. «Le doute est le commencement de la pensée», disait Aristote. Mais qui peut s’autoriser à douter et à se taire quand son nombre d’«amis», de «followers» et de «like» dépend de sa capacité à s’exprimer illico sur tous les sujets d’actualité?

Ne pas penser par soi-même

Ah, les citations d’Aristote et autres penseurs prolixes! Jamais les aphorismes n’ont eu autant de succès, sans doute. Il faut dire que ces perles d’intelligence sont aussi facilement pêchées dans la toile qu’efficaces; difficile de contester une parole soutenue par de si grands noms… Mais le piège existe: se contenter de ces phrases bien tournées par d’autres. Une «intelligence intelligente», comme l’appelle Albert Camus, se définit par la volonté de forger son propre jugement contre l’opinion mais aussi contre soi-même. Est-ce encore possible? C’est tout le défi. «Le monde de l’hyperinformation se caractérise par une tendance à la répétition, note Pascal Engel. Une même info est donnée, redonnée, jusqu’à générer un effet de crétinisme: on répète les mêmes choses comme des ânes.» Ou comme des snobs.

Le snobisme est, selon lui, le fait d’accepter des opinions uniquement parce qu’elles viennent de gens connus ou qui font autorité, tels que les «experts», qui prolifèrent dans les médias. Et c’est ainsi que nous en venons tous à lire les mêmes Trierweiler, Zemmour et Houellebecq, ou à nous intéresser au sort de Nabilla (ou, même, de l’Ukraine au détriment de la Syrie ou d’Ebola déjà oubliés), simplement parce que, où qu’on regarde, où qu’on écoute, où qu’on lise, «tout le monde» ne parle que de «ça». Jamil Alioui, étudiant en philosophie à l’Université de Lausanne, y voit une vraie menace pour l’avenir de sa matière: «Si l’intelligence, du moins la pensée, relève d’une certaine originalité, comment peut-elle encore survenir dans un monde qui tend vers l’homogénéité?»

Ne viser que la productivité

Ce futur philosophe accuse aussi la «pression de la productivité», en notant que même les «garants de la connaissance» (scientifiques, penseurs…) sont désormais soumis au devoir de produire régulièrement des études. «Or la pensée n’est pas du côté de la quantité, mais de la qualité. Il lui faut de l’espace et du temps pour se développer puis pour se laisser assimiler par tous.» Les grandes têtes chercheuses ne sont pas les seules concernées; chacun de nous peut constater combien la pression d’agir vite (au travail, mais aussi en famille, en société) minimise sa liberté de réflexion. Nous vivons à l’ère du résumé, du document PowerPoint, du slogan, de l’aphorisme, du SMS, des 140 signes tweetés, une ère où la pensée doit être livrée en format ultraconcentré, au risque de l’insipidité intellectuelle. Car, rappelle Pascal Engel, «dans l’immédiateté, on parle avec ses émotions, pas avec sa réflexion».

Ne plus se soucier d’autrui

L’expression «bêtise humaine» a souvent été utilisée pour qualifier la barbarie des attentats de Paris en janvier dernier. Plus banalement, qui en son for intérieur n’a jamais traité d’«abruti» le conducteur qui s’avance au croisement sans se soucier des embouteillages qu’il génère, ou celui qui se gare à la place «handicapés» parce qu’il est pressé? «Le manque d’empathie, l’absence d’intérêt authentique pour les autres est sans conteste un visage de la bêtise», confirme Marina Fiori, psychologue sociale, spécialisée en intelligence émotionnelle. Selon elle, c’est même le plus répandu aujourd’hui, où égocentrisme et repli sur soi l’emportent.

Dans son «Bréviaire de la bêtise» (Ed. Gallimard, 2008), le professeur de philosophie Alain Roger en parle lui aussi comme d’un enfermement dans sa «citadelle égocentrique», et il le reconnaît notamment dans les formules «moi, monsieur…», «à mon avis» et le conclusif «enfin, je me comprends» qui interdit le débat. Car si l’intelligence avance à coup de questions, la bêtise, elle, veut toujours avoir le dernier mot. Comment conclure pas trop bêtement cet article après ça?


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