Société
Jennifer Tamas: «La galanterie encourage l’égalité»
Et si la galanterie souffrait d’un faux débat depuis des siècles qui met les propos des femmes à la trappe? Jennifer Tamas, professeure à Rutgers University (New Jersey), pose cette question dans son petit essai brillant Peut-on encore être galant? (Éd. Seuil). Selon la chercheuse, «certaines personnes adulent la galanterie pour ce qu’elle n’est pas», car cet art ne se réduit pas à tenir la porte, à payer l’addition et à faire des compliments. Tout cela, c’est «de la politesse» résume Jennifer Tamas. La galanterie, on le (re)découvre dans son livre, c’est «l’anti-insistance et l’art de converser avec l’autre», un objet culturel inventé par les femmes dans les cercles mondains sous l’Ancien Régime de Louis XIV. Une philosophie du lien et une nouvelle vision de l’amour, imaginée pour mettre passion et violence à bonne distance, qui trouve un écho dans un monde post-MeToo. Éclairage de la docteure en littérature française, spécialiste du XVIIe siècle.
FEMINA Comment avez-vous eu l’idée d’écrire sur la galanterie?
Jennifer Tamas C’est une idée à la fois pédagogique et intellectuelle. J’enseigne aux États-Unis, dans le New Jersey, les étudiantes et étudiants n’ont pas forcément en tête la culture française de Corneille, de Racine et du Grand Siècle. Après MeToo, ils n’ont pas compris la tribune du 9 janvier 2018, signée entre autres par Catherine Deneuve, sur la liberté d’importuner au nom de la galanterie. J’avais l’impression que les gens avaient une image galvaudée de ce mouvement culturel qui ne rendait pas compte de sa complexité et sa subversion; du progrès aussi qu’il a pu représenter à une époque où les femmes étaient assignées au silence.
Votre livre propose justement d’en raconter la genèse.
C’est cela, réexpliquer sa genèse pour voir comment elle nous permet de faire des ponts entre la société actuelle et celle d’autrefois. Le but, c’est de réfléchir au changement de paradigme d’aujourd’hui qui provoque beaucoup d’espoir, mais aussi de résistance. C’est-à-dire le fait de penser le consentement, la civilité sexuelle, les liens humains dans une société individualiste, obsédée par la productivité, et rongée par le manque de temps et d’égards. Une société où il y a beaucoup de colère aussi, parce que MeToo nous a permis de comprendre que la violence était systémique.
Vous faites de nombreux parallèles avec MeToo.
MeToo nous a donné des mots, des témoignages et des instruments. Comme la galanterie nous a fourni instruments, mots, romans, pièces de théâtre et contes de fées pour déplier des problématiques importantes telles que le consentement sexuel, le célibat pour la femme, le mariage, le veuvage… Beaucoup de questions posées dans la société du XVIIe siècle, dont certaines existent encore aujourd’hui, n’ont toujours pas été résolues.
On retient dans votre livre, entre autres, que la galanterie a permis de mettre la violence à distance au XVIIe siècle.
À cette époque, il s’opère un changement de paradigme, un mouvement de volonté d’épurer les mœurs et de combattre la violence qui va se traduire concrètement par interdire les duels et ne plus montrer des viols sur scène au théâtre, par exemple. On va essayer d’encourager d’autres formes de rapports, de canaliser la violence et les pulsions pour favoriser des échanges où les femmes prennent une part nouvelle et essentielle.
La galanterie a été inventée par les femmes de lettres au XVIIe siècle. Pourquoi cette amnésie historique?
Le problème, c’est qu’on a oublié ou mal compris cette production littéraire féminine. C’est paradoxal, parce que c’est une production qui a énormément influencé les auteurs. On ne peut pas lire Racine sans avoir Scudéry en tête. Madeleine de Scudéry, c’est une femme du XVIIe siècle qui a écrit plein de romans très importants, qui a fait la Carte de tendre, qui a donné une place à d’autres liens qui ne sont pas forcément amoureux. Quand on prend conscience de cette production galante féminine, on ne peut plus lire ce qu’on appelle les grands classiques de la même façon. En effaçant cette littérature, on ampute le Grand Siècle de sa moitié.
D’où un héritage manqué?
Il faut comprendre que les textes classiques se répondent dans une bataille littéraire, entre certains écrivains misogynes comme Charles Perrault, qui se présente comme le défenseur des femmes. Quand on lit L’apologie des femmes, c’est en réalité une apologie du mariage où les femmes sont instrumentalisées pour leur utilité. En réalité, la prétention des femmes à accéder à d’autres connaissances dans les cercles mondains effraie certains hommes et c’est bien cette peur qu’on lit dans Les femmes savantes de Molière où le mari se lamente du chaos dans lequel est plongée sa maison à cause des aspirations intellectuelles de sa femme.
La galanterie a-t-elle toujours été un outil de mixité?
Oui, mais aujourd’hui, quand on parle de galanterie, on pointe un rapport asymétrique de la séduction d’un homme qui domine une femme. Alors que culturellement, littérairement et sociologiquement, c’est une sorte de petite révolution parce que c’est une façon de promouvoir la mixité dans une société où le silence était prescrit aux femmes. Jean-Jacques Rousseau redoutait que la galanterie donne trop de pouvoir aux femmes et effémine les mœurs: il prônait la séparation des sexes. Il fallait préserver la pudeur des femmes, vues comme potentiellement impures. L’exemple des castrats en Italie le prouve: on préférait émasculer des jeunes garçons pour chanter dans les églises car la voix des jeunes filles était perçue comme impudique, un préjugé qui perdure aujourd’hui quand on voit par exemple l’incrimination des femmes jusque dans leur voix par les Talibans en Afghanistan.
La galanterie possède-t-elle alors sa place dans la société?
Elle ne peut pas se transposer telle quelle de nos jours car fort heureusement nos lois et nos mœurs ont évolué, mais elle permet de comprendre l’échange conversationnel et le régime d’égards qui consistent à mimer l’égalité là où elle n’existe pas (ou pas encore). Par exemple, le fait de donner la parole à des gens qui, peut-être, ne l’auraient pas spontanément, permet d’encourager une forme d’écoute et de soin égalitaire qui manque encore aujourd’hui. Nous sommes encore dans une époque marquée par les violences contre les femmes, une époque où la parole des uns compte plus que la parole des autres. Le procès de Mazan en est la preuve: les criminels ont violé Gisèle Pelicot muette, sans le moindre échange de parole, en prétendant qu’il était évident qu’elle était d’accord puisque son mari avait donné son consentement!
Peut-on alors encore être galante ou galant?
Oui, mais cela demande de mettre de côté son individualisme, de réaliser un effort sur soi, et de résister à sa passion débordante et aux exigences de résultats. Si je me retrouve par hasard dans un taxi, ou à côté d’une maman ou d’un papa dans une aire de jeu, ou qu’une infirmière prend soin de moi, je vais essayer de faire du lien, de m’intéresser à qui j’ai en face de moi, de rendre les relations plus riches. On a eu plein de slogans comme: Je t’entends, je t’écoute. Mais la galanterie c’est de faire de la place à la parole de l’autre.
Que conseillez-vous enfin comme lectures d’autrices du XVIIe siècle?
Je vous conseille Cendrillon de Madame D’aulnoy et La Belle et la Bête de Madame de Villeneuve, il s’agit du texte original du conte, facile d’accès, qui parle de consentement sexuel. La Bête demande à la Belle si elle veut «coucher avec lui», et elle répond «non»: c’est un conte sur l’apprentissage du refus à plusieurs niveaux. Quand on lit ces femmes, on comprend tout le chemin qui reste à faire. Ces œuvres littéraires montrent des héroïnes qui prennent des initiatives, refusent des mariages, ont beaucoup d’idées. C’est hyper enthousiasmant. J’ai oublié de le dire, mais la galanterie, c’est très joyeux et même énergisant!
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