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Interview

Ivan Jablonka: «Il faut avoir du recul sur le masculin pour le transformer»

Comment etre un homme en 2022 lavis divan jablonka

«Être un homme juste, c’est essayer de trouver sa juste place dans les combats pour l’égalité et la justice de genre aujourd’hui.» - Ivan Jablonka

© HERMANCE TRIAY

Dans le sillage des mouvements #MeToo, la parole des femmes s’est libérée et interroge la manière dont la société traite les rapports de genre. Des jouets qui traînent dans la chambre des enfants aux carrières professionnelles en passant par le rapport que nous entretenons avec notre corps et celui des autres, tout fait débat. Les femmes revendiquent des droits pour elles-mêmes et dénoncent les mécanismes de domination dont elles se sentent victimes. Normal que l’autre moitié de l’humanité se sente interpellée. Au début assignés au rôle de témoins interloqués par ce qui est en train de se passer, les hommes désormais réagissent. La virilité, le patriarcat, les masculinités font désormais l’objet de discussions. Certains hommes trouvent que les critiques vont trop loin, sur le mode «on ne peut plus rien dire»; d’autres en ont assez d’être systématiquement associés à la violence, dénonçant le fait que désormais il n’y aurait de masculinité que toxique. D’autres ont envie de changer, de ne pas ressembler à leur père, prisonnier de son rôle traditionnel; d’autres enfin en profitent pour se glisser dans ce sillage de revendications féminines et exigent plus de temps pour eux, pour s’occuper de leurs enfants, aspirant à travailler moins et vivre mieux.

Et puis les héros sont fatigués. Top Gun a pris trente ans, James Bond, qui rêvait de prendre sa retraite, vient de passer provisoirement à trépas, les ailes de Superman ploient. «Les hommes contemporains se cherchent entre ce qu’ils ne sont plus et ce qu’ils ne sont pas encore. La difficulté, explique le psychiatre Alexis Burger, c’est de sortir du modèle du macho sans se castrer, de reconnaître à quel point nous avons été conditionnés par notre histoire et notre culture sans pour autant renoncer à notre énergie masculine.»

Parce qu’il y a mille façons d’être un homme, nous avons rencontré l’historien et écrivain Ivan Jablonka, dont le nouvel ouvrage Des hommes justes (Éd. du Seuil) propose de nouvelles formes de masculinités compatibles avec les droits des femmes.

Interview

FEMINA Penser le masculin, c’est selon vous définir de nouvelles masculinités qui soient compatibles avec les droits des femmes. Quelles sont-elles?
Ivan Jablonka:
Dans mon livre, je distingue trois nouvelles masculinités. La première, c’est la masculinité de respect, qui me paraît la plus évidente à comprendre, parce qu’elle dérive directement de #MeToo. Elle s’attache au consentement de manière non négociable. Mais, au-delà du consentement et de la lutte contre les violences sexuelles, se pose la question des rapports d’égalité dans le désir.

Par exemple, dans une entreprise, à niveau hiérarchique égal, est-ce qu’un homme peut complimenter tous les jours une femme sur sa tenue? Aucune loi ne l’interdit, s’il n’y a pas de rapport hiérarchique ni de plaisanterie de mauvais goût. Pourtant, on sent bien que la réponse est non. On ne souhaite pas ce type de rapport au travail. Cela montre bien que #MeToo a redéfini la question du licite, de l’interdit et de tout ce qu’on peut appeler la civilité sexuelle, c’est-à-dire des choses qui sont juste en dessous de la loi, mais qui sont pourtant fondamentales dans les rapports humains. Il y a donc une éthique du compliment. On pourrait prendre aussi l’exemple de l’égalité de plaisir dans les relations sexuelles.

Quelles sont les deux autres?
La deuxième est la masculinité de non-domination, qui consiste à débarrasser le masculin de tout le bagage de pouvoir qu’il concentre d’ordinaire. Pendant des millénaires, le masculin a été synonyme de commandement, de décision, de courage. C’est pour cela qu’il est si difficile pour les femmes politiques d’être perçues comme légitimes, que ce soit dans un gouvernement ou dans une assemblée. La masculinité de non-domination est une masculinité qui renoncerait aux formes de domination dans tous les domaines.

La troisième, c’est la masculinité d’égalité, qui invente des rapports de genre égalitaires pour toutes les sphères sociales et dans toutes les configurations de la vie quotidienne. Il faut être capable de vivre l’égalité, et pas simplement de la défendre d’un point de vue théorique. L’égalité d’un point de vue théorique, c’est comme la paix, tout le monde est pour.

Mais ensuite, quand on entre concrètement dans les réalités de la vie quotidienne, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’hommes qui en fait ne sont pas pour l’égalité et qui y sont même complètement hostiles. La manière dont on partage les richesses, le temps libre ou le temps de parole renvoie ici à la répartition des tâches et des responsabilités au sein du couple.

Un homme qui accepte sa part de féminin ou qui abandonne les rôles qu’on lui fait endosser: ces nouvelles figures de masculinité peuvent-elles aider à repenser le masculin?
Il y a des figures de masculinité qui non seulement sont nouvelles, mais qui viennent également désobéir aux rapports de genre classique. C’est quelque chose de très important et de très efficace, notamment auprès des jeunes générations. Un président noir, un soldat transgenre ou un héros gay: autant de figures qui, d’une certaine manière, désobéissent à la tyrannie de genre telle qu’elle s’est constituée en Occident depuis des siècles. Ce me semble des figures propres à repenser le masculin et, au-delà, les rapports de genre. Cela ne signifie pas, bien évidemment, qu’il faille jeter l’homme blanc hétéro à la poubelle. J’en suis moi-même un, mais je pense qu’il est bon de savoir parfois se reconnaître comme un homme vulnérable, faillible ou, justement, «désobéissant».

Avez-vous un exemple?
La figure de Stromae est intéressante à cet égard, parce que c’est un homme jeune, métis, qui a vécu des choses douloureuses dans son enfance et qui accepte de parler de sa récente dépression. Il n’y a pas beaucoup d’hommes qui accepteraient de se remettre en cause ainsi et d’avouer leur fragilité. Par ailleurs, c’est un grand créateur. Ce n’est pas par hasard si ce questionnement commence dans le showbiz, là où il est peut-être plus facile de désobéir que dans des milieux plus précaires.

La désobéissance est-elle si difficile?
Oui, parce qu’il y a toujours un risque à désobéir à son genre. Ce risque est plus facilement assumé par des hommes qui ont une certaine assise sociale, comme Stromae. Son prestige, son pouvoir symbolique sont tels qu’il est capable de dire: «Oui, j’ai fait trois ans de dépression, mon père m’a abandonné, et cela crée en moi des zones de fragilité.» Le reconnaître publiquement, ce n’est pas évident.

Pas si évident donc de sortir du modèle de virilité obligatoire?
Je pense que c’est difficile individuellement, mais aussi socialement. Sur le plan collectif, on attend certaines choses des hommes. S’ils refusent ces attentes, ils se mettent eux-mêmes dans une situation qui peut être fragilisante. Imaginez un homme qui ne sait pas conduire, que le barbecue n’intéresse pas, qui ne sait pas bricoler ni changer les ampoules. Ce sont des exemples volontairement schématiques, mais on sent bien ce que cela veut dire. Il y aurait une espèce de crime de lèse-virilité dont ces hommes-là pourraient être les premières victimes.

En ce sens, il faut déjà avoir du recul sur le masculin pour le transformer, voire y renoncer dans sa forme la plus traditionnelle.

À titre personnel, comment le vivez-vous?
Dans ma vie quotidienne, il y a des formes de culture masculine que je revendique parce qu’elles ne s’accompagnent d’aucune violence, d’aucune forme d’inégalité. J’ai une grosse montre en acier que j’aime beaucoup. Il m’est arrivé de regarder des matches de foot avec des copains en buvant des bières. Les cultures masculines ne posent aucun problème, dès lors qu’elles sont déliées de ces violences que sont la misogynie, le sexisme et l’homophobie.

Quels combats mènent les «hommes justes» dont vous parlez dans votre livre?
Réfléchir sur le masculin, c’est d’abord mener un combat contre soi-même, contre les structures incorporées dans notre enfance en lien avec notre éducation. Être un homme juste, c’est essayer de trouver sa juste place dans les combats pour l’égalité et la justice de genre aujourd’hui.

Et c’est aussi de trouver sa juste place dans les combats féministes?
Une fois qu’on accepte de réfléchir sur le masculin et de prendre des positions féministes, une question se pose: jusqu’à quel degré d’ostentation, de mise en scène de soi-même? Je suis féministe, et le fait d’être père de trois filles a joué un rôle évidemment. Mais ce n’est pas quelque chose que je souhaite mettre en avant. Je ne mérite aucune médaille. En revanche, en tant qu’homme, j’ai pleinement le droit de parler du masculin à l’intention des autres hommes – et des femmes. Je me sens légitime ici. Cette réflexion sur la réconciliation du masculin et de la justice de genre nous mènera jusqu’au XXIIe siècle.

Pour aller plus loin

Livres:

D’abord youtubeur à succès plébiscité pour ses discussions tout en bienveillance sur la fragilité, le sexe ou les ruptures, Ben Névert vient de commettre Je ne suis pas viril (Éd. First). Il y aborde la masculinité à travers sa propre histoire, celle d’un enfant hypersensible qui ne se reconnaissait pas dans ce que la société attendait de lui.

La journaliste Sophie Woeldgen mène une enquête – passionnante – sur la question du genre, qui agite tant nos sociétés, ici comme ailleurs, dans son Génération fluide: Enquête sur le genre. En couverture? Le militant queer Marius Diserens.

Film:

Dans son documentaire Garçonnières, présenté au dernier Visions du Réel, la Romande Céline Pernet, originellement à la recherche d’un partenaire, a interrogé une trentaine d’hommes âgés de 30 à 45 ans, s’intéressant à leur parcours, leurs relations, leur sexualité. Un tableau doux-amer dans lequel certains osent tomber le masque et les attentes. Le film sera visible en automne 2022 dans les salles romandes. On ne manquera pas d’y revenir.

Podcasts:

Avant Le cœur sur la table, Victoire Tuaillon a imaginé Les couilles sur la table (disponible sur Apple podcasts, Spotify ou binge.audio), un rendez-vous bimensuel qui aborde en profondeur un domaine en lien avec les masculinités avec un ou une invitée, et des thèmes comme le congé paternité, la politique, ou un très utile guide de survie aux fêtes de famille…

L’équipe de Laisse parler les femmes de France Culture change de genre et donne dans Fais parler les hommes la parole en huit épisodes à une centaine de compagnons, frères, pères, fils… pour dire leur vulnérabilité, pour raconter leur vie. Un patchwork de témoignages intimes, parfois poignants.

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