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Enquête: ce que cache le boom de l’allaitement

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© Getty Images

Elles posent face à l’objectif, souriantes ou l’œil plein de défi, leur bébé accroché à leur sein nourricier. La tétée de nos jours s’affiche fièrement sur les réseaux sociaux et autres comptes Instagram, à coup de clichés jugés adorables par les uns, impudiques par les autres. Ces deux dernières années, la vague a pris une telle ampleur qu’elle a droit à une appellation sur-mesure: le «brelfie», contraction de selfie et breastfeeding (allaitement en anglais). Elle est si largement suivie que les mères allaitantes ont réussi, en juin 2014, à faire plier le géant Facebook qui exigeait jusque-là le retrait de ces images jugées contraires à sa charte éthique. Même les stars s’y mettent: Gisele Bündchen, Alyssa Milano, Pink… Jusqu’à l’épouse du très populaire premier ministre canadien Justin Trudeau. En août dernier, sur le compte Twitter officiel de son politicien de mari, Sophie Grégoire a ainsi posté une image d’elle en pleine séance d’allaitement, assortie du message: «Appuyons les mamans pour qu’elles allaitent où elles le veulent.» De quoi imaginer que les mères nourrissant leur enfant au sein sont une minorité persécutée? En fait, pas du tout.

Car la vogue du brelfie n’est que le fanion du retour en force de l’allaitement à l’échelle mondiale. Les chiffres l’affirment: les mères n’ont jamais été aussi nombreuses à donner le sein. Alors que les féministes des années 1970 avaient béni l’apparition des laits en poudre qui les libérait de cette «contrainte» biologique, l’allaitement redevient la norme – du moins pour les premiers mois de bébé.

Une rébellion douce

Selon un rapport américain publié en mai 2016 par les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), la proportion des mamans qui allaitent est passé de 54 à 74% entre la fin des années 80 et 2010. Au Québec, le taux a enregistré une hausse de 10% en dix ans. Et en Suisse? La progression est un peu moins spectaculaire, l’allaitement à la naissance étant largement plébiscité depuis les années 1990 déjà: les derniers chiffres confirment cependant le mouvement ascendant, avec 95% en 2014 contre 92% en 1994. Comment comprendre ce changement de mentalité?

#Giseleofficial

Une photo publiée par adriannitha (@adriannitha) le

«La grande vague féministe avait diabolisé l’allaitement», relève la sociologue Maya Paltineau. «Les femmes entraient alors en masse dans le monde du travail. Du coup, l’allaitement est passé à la trappe pour toute une génération. C’est leurs filles aujourd’hui qui s’y remettent.» Pour se démarquer de leur mère, une «forme de rébellion douce qui compte aussi». Et parce qu’elles épousent la mouvance pro-décroissance, écologique et bio. Au fond, «l’allaitement n’est pas plébiscité tout seul: il s’inscrit dans une vague plus vaste, qui inclut la mode des écharpes de portage, les lits de co-dodo ou les couches lavables…» Pour Caroline Chautems, anthropologue, cet engouement récent pour l’allaitement est à mettre en lien direct avec un ras-le-bol de l’excès de médicalisation et «de technicisation dont la naissance a fait l’objet de façon exponentielle au cours du XXe siècle». Il exprime aussi une «volonté de réhabiliter une approche non interventionniste qui respecte la physiologie du processus de naissance, allaitement compris». Des revendications que manifeste le développement sans précédent des maisons de naissance. Et que vient soutenir, ici et là, une idéologie naturaliste d’origine anglo-saxonne: accouchement dans sa baignoire, consommation du placenta par les parents – comme l’a fait par exemple l’actrice January Jones en 2013 – sur le modèle de certains mammifères dans la nature. Une manière affichée de reconnecter la maternité à son aspect réputé le plus «biologique», le plus «instinctif» et animal; par désir de retour à une authenticité perdue, sans doute.

Pourtant, aux yeux de l’anthropologue Irène Maffi, ce recours à l’allaitement n’est pas aussi spontané qu’il n’y paraît. «Les institutions internationales telles que l’Unicef et l’OMS exercent une forte pression pour que les femmes allaitent pendant au moins six mois», déclare-t-elle. Avant de dénoncer ce qu’elle désigne comme une forme de propagande du milieu médical: «Pendant les cours de préparation à la naissance, dans les hôpitaux, des séances sont souvent consacrées à l’allaitement au sein. Lequel est présenté comme un choix et, en même temps, comme la meilleure chose pour l’enfant à naître.» De son côté, la sociologue Maya Paltineau rappelle qu’il y avait naguère dans les maternités «des biberons gratuits et du lait en poudre à disposition. Chose qu’on ne trouve plus du tout. A présent, les hôpitaux engagent des consultantes en lactation pour aider les femmes à allaiter.»

L’anthropologue pointe encore du doigt des «organisations historiques telles que La Leche League (LLL), qui promeuvent depuis des décennies l’allaitement au sein et le modèle du maternage intensif. La bonne mère est alors celle qui allaite son enfant pendant longtemps.» On se souvient d’ailleurs de ce retentissant dossier du magazine «Time» mettant en lumière ces nouvelles mères qui allaitent leur bambin jusqu’à 5 voire 7 ans.

Sunday morning snuggles with my baby girl. So grateful for this precious gift.

Une photo publiée par Liv Tyler (@misslivalittle) le

En août 2016, à l’occasion de la Semaine mondiale de l’allaitement, l’Unicef allait jusqu’à surfer sur la vague du brelfie, invitant les jeunes mères à poster leurs photos. Non sans déchaîner les passions, les mères biberonnantes s’étant alors senties publiquement montrées du doigt. Et ce d’autant plus que, sur celles-ci, l’époque fait jaillir de nouvelles sources de culpabilité. Ainsi, une étude publiée dans la revue britannique «The Lancet» en janvier 2016 avançait que l’allaitement n’avait pas d’intérêt pour la seule santé du nourrisson: il permettait aussi d’assurer à l’enfant de meilleurs revenus durant sa vie adulte! Ou comment allaiter devient un véritable enjeu idéologique...

Dans un tel contexte, «les femmes qui n’allaitent pas sont mal à l’aise, puisque leur choix va à l’encontre de ce qui est considéré comme bon pour l’enfant, pose Irène Maffi. Elles sont dès lors plus ou moins implicitement accusées d’être de mauvaises mères

«Lorsqu’elle bascule dans l’injonction, n’importe quelle tendance sociale devient dangereuse, relève à son tour Maya Paltineau. Le problème, avec l’allaitement, c’est qu’il apparaît aujourd’hui comme un acte militant. Il produit un effet miroir et peut dès lors être pris pour une critique par les femmes qui ont fait le choix opposé.»


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L’ingérence de trop?

Dans les faits, cependant, l’allaitement n’est pas forcément chose aisée. «Ces injonctions morales et sociales à donner le sein entrent en contradiction avec d’autres logiques liées, elles, au monde du travail», signale Irène Maffi. En effet, si la loi suisse prévoit depuis juin 2014 la rémunération des pauses allaitement (qui sont le plus souvent des pauses tire-lait), dans la pratique les mères au travail ne disposent pas toujours d’un local adéquat ou de possibilités de stockage de leur lait, ce qui est un obstacle à la réalisation de ce droit», rappelle Caroline Chautems. Elles se retrouvent donc prises en étau: «Même dans un contexte de forte valorisation de l’allaitement, les mères qui donnent le sein sont donc amenées à gérer un ensemble de règles sociales compliquées et souvent conflictuelles. Elles sont soumises à tout un tas de normes concernant où, quand, comment, combien de temps et devant qui elles peuvent ou non allaiter.»

#WBW2016#breastfeeding #WBWGoals #SDGs

Une photo publiée par Alyssa Milano (@milano_alyssa) le

Dans cette perspective, les brelfies rose bonbon s’associent aux différentes flash mob, façon La Grande Tétée, dans un esprit ouvertement militant. «Une forme de solidarité entre mères, à l’égard de celles qui ont subi discriminations ou remarques désobligeantes parce qu’elles allaitaient», commente Caroline Chautems. La sociologue Maya Paltineau ne croit d’ailleurs nullement en l’argument anti-allaitement public d’une prétendue impudeur. «On voit des seins dans bien d’autres contextes, à la plage, sur les affiches...», que nul ne stigmatise. Et? «Ce qui dérange, dans l’allaitement public, c’est le libre usage que la femme fait de son corps: elle en prend possession, elle est actrice; ce qui va à l’encontre des messages publicitaires où elle est toujours objet.» En allaitant, la femme se soustrairait donc au désir de l’homme, et c’est cela qui ferait scandale?

Face à une telle complexité des enjeux, des imaginaires et des réalités, les féministes elles-mêmes sont partagées sur la question. «Certaines valorisent l’allaitement, le considérant comme une réalisation de l’identité féminine, explique Irène Maffi. D’autres voient dans les injonctions actuelles une contrainte qui renvoie les femmes à leur rôle traditionnel au sein de la sphère domestique...» Que l’on soit d’une opinion ou de l’autre, une chose apparaît clairement: l’ingérence faite dans les choix de vie de ces dames. Comme souvent, «leur rôle semble devoir être défini par d’autres que par elles», assène l’anthropologue. Heureusement, nombreuses sont les mères qui, indifférentes aux commentaires, biberon en main ou sein à l’air, ne cèdent plus qu’à leur propre désir de satisfaire... leur nourrisson.

Intimités de stars

Ces dernières années, on ne compte plus les brelfies essaimant sur les réseaux sociaux. Et nos stars préférées ne sont pas en reste. Top-modèles ou actrices, elles invitent les regards de tous dans cette intimité partagée avec bébé comme: Thandie Newton, Gwen Stefani, Alyssa Milano, Natalia Vodianova,Jaime King, Liv Tyler, Miranda Kerr ou Gisèle Bundchen.

Témoignages

Stéphanie, 37 ans, enseignante, Bienne «J’aurais pu tomber en dépression tant les injonctions pour que j’allaite étaient fortes. A la naissance, ma fille, prématurée, a été placée en couveuse. Les sages-femmes et conseillères en lactation de l’hôpital m’encourageaient avec la plus vive insistance à tirer mon lait, histoire de faire «fonctionner la machine» pour le moment où mon bébé pourrait enfin s’alimenter seul. Entre deux visites au service de néonatalogie, je tirais donc mon lait pour l’apporter à la maternité, bien que je n’en aie pratiquement pas. Mais il fallait continuer, ne pas abandonner, le lait finirait bien par monter.

Au bout de deux semaines, j’étais totalement épuisée, au bout du rouleau. J’ai pris la décision d’arrêter ce cirque. La réprobation d’une partie de l’équipe médicale s’est tout de suite fait sentir. Une fois que j’ai imposé mon choix, on ne m’a rien dit, mais l’attitude, notamment celle de l’une de ces conseillères en lactation, a été des plus glaciales. Comme si j’avais eu le choix! Trois ans après, je reste écœurée par cette histoire.»

Caroline, 34 ans, architecte, Genève «Je n’avais jamais pensé à allaiter mes enfants. Dans ma famille, cela ne se faisait pas, ma mère ne nous avait d’ailleurs pas allaités. A l’opposé, dans celle de mon mari, il était clair qu’une mère donne le sein à ses enfants. Pour ma part, j’étais assez réticente. La vie de mes seins était plus liée à la sexualité qu’à la maternité. Ça me gênait énormément. Et j’avais peur que, par la suite, après la période d’allaitement, je ne retrouve plus cette part de moi, de ma vie intime. Que mon mari ne soit plus attiré par ma poitrine et que celle-ci n’ait plus de sensibilité. Le père de mes enfants insistait pourtant pour que je donne le sein. Avec le soutien appuyé de ses mère et sœurs.

J’ai cédé. A contre-cœur au début. Pour finir, j’ai eu beaucoup de plaisir à nouer ce lien avec mes deux enfants. Mais, dans les deux cas, j’ai arrêté au bout de quelques mois: si je voulais bien allaiter mes bébés, il était hors de question que je tire mon lait au travail à côté de mes collègues, et ce même si une porte nous séparait! Aujourd’hui, mon seul regret, c’est de ne pas m’être sentie libre de mon choix.»

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