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Engageons les murs: sur le chemin nocturne des femmes activistes
«Il pleut!» hurle la jeune fille dissimulée derrière son masque et son imperméable noir, postée au milieu du carrefour. «Oui, oui! Il pleut. Pas besoin d’en faire une affaire d’Etat», se dit sans doute le voisinage encore réveillé à 3 h du matin, loin de se douter que la phrase est un code pour alerter d’une présence policière les trois camarades en plein collage. Le danger est imminent. Rapidement, elles appliquent les consignes: on dépose le grand pot rempli de colle d’amidon maison et les pinceaux dans un coin et on se disperse dans toutes les directions, sans courir. A ce stade, les colleuses n’ont eu que le temps de poser la lettre T sur le mur de cet immeuble du quartier des Eaux-Vives, à Genève.
Fausse alerte! C’était une voiture blanche ordinaire. Elles reviennent poursuivre le travail: O, puis N. «Il pleut!» alerte de nouveau la guetteuse. Cette fois-ci, la voiture blanche est celle des Securitas. Regroupées dans la petite ruelle d’à côté, Ponyo, Vénère, Coyote, Orni, Paprika et Sky (leurs blases) se concertent pour décider si elles abandonnent. Le lieu est trop exposé, mais Ponyo et Vénère, plus expérimentées, décident de poursuivre. Elles terminent le slogan «Ton téléphone est sur écoute», le deuxième d’une série de six pour cette action. Il est plus de 3 h du matin, ce samedi. La procédure est toujours la même: la première militante étale la colle au pinceau sur le mur, la deuxième appose la feuille A4, la troisième repasse avec la colle pour s’assurer que le tout adhère. Les trois colleuses sont accompagnées de deux guetteuses. A tour de rôle, elles échangent les postes.
Un féminisme intersectionnel
Une feuille blanche par lettre noire (une technique rendue célèbre par l’ex-Femen française Marguerite Stern, en 2019), quelques modestes centimètres carrés de papier. Un objet a priori ordinaire qui, pourtant, mis au service d’une cause, acquerra une dimension extraordinaire. «Parfois, des passants nous félicitent, d’autres nous dénoncent. Ce soir, on doit faire très attention parce qu’on colle contre la police. Si les flics nous tombent dessus, ils ne seront pas indulgents», avait prévenu Ponyo quelques heures plutôt dans l’appartement qu’elle partage avec Vénère, Spray et un chat roux. Parce que faire partie du collectif Engageons les murs, ça n’occupe pas seulement quelques heures, c’est un véritable engagement.
Les trois filles ont décidé de vivre ensemble pour aller jusqu’au bout de l’aventure militante.
Chaleureuses, impertinentes, à la fois douces et fortes, elles mélangent rigolades, pots de yaourt, bières, salade d’endives et analyses politiques pointues. Elles se charrient, se prennent dans les bras. Et parlent, beaucoup. Si elles ont pris le risque, ce soir, d’ouvrir pour la première fois la porte à une journaliste, c’est pour raconter, expliquer leur démarche. «Une démarche juste et nécessaire» pour ces militantes.
Cette nuit-là, le collectif en est à sa quatrième action de collage. Après les 50 ans du suffrage universel, la bataille contre l’initiative burqa, la lutte contre l’inceste, il s’attaque à la loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (LMPT). L’idée du mouvement est née en novembre 2020, au moment du débat sur la révision du Code pénal concernant la définition du viol. En janvier 2021, le collectif voit le jour, réunissant une trentaine d’activistes de 20 à 55 ans. Beaucoup sont des étudiantes. Elles se voient une fois par semaine pour discuter des actions à venir, légales ou illégales. Leur credo, c’est le féminisme intersectionnel.
C’est pourquoi leur action du jour est contre la LMPT. «Cette loi se base sur un autoritarisme complet de l’Etat. Nous sommes anti-capitalistes, anti-Etat, anti-police, anti-carcéral», dit Vénère, 23 ans, professeure de danse.
Désobéissance civile
Pourquoi passer par ces raids nocturnes? Vénère croit à la désobéissance civile. «Pour moi, c’est la seule manière d’agir sincèrement. Les actions légales, comme les manifestations, sont bénéfiques, mais, elles sont scannées par l’Etat, autorisées à condition de ne pas représenter un trop grand danger. Les cercles de discussions, c’est du militantisme qui tourne en rond, qui n’attire que les personnes déjà convaincues. C’est insuffisant. La seule manière pour que les gens prennent conscience des problèmes, c’est de les obliger. C’est ce qu’on fait au travers des collages.»
Pour la jeune féministe, il s’agit aussi «de se réapproprier l’espace public. La nuit, les femmes ne sont pas censées être dans la rue parce qu’elles sont des cibles potentielles.» Ponyo confie que, à son premier collage, elle était «morte de peur»: «Je n’avais pas du tout envie de passer une nuit en garde à vue. Ni d’avoir un casier judiciaire.» Coyote, qui travaille dans le milieu associatif, vit ce soir sa deuxième action. L’activiste de 26 ans, qui ne «s’engage que la nuit par manque de temps la journée», précise que ce qui l’effraie, «c’est l’interaction avec les flics directement, plus que le fait de se faire attraper ou d’avoir une amende».
Toutes s’accordent pour dire qu’elles prennent goût à ces actions illégales. Orni, 26 ans, était loin d’imaginer le puissant sentiment de bien-être que procure cette réappropriation de la rue.
Ponyo renchérit: «Moi, depuis ces actions de collage de rue, je me dis que si un jour un mec m’emmerde, je n’hésiterai pas à le balayer. Ciao.»
Une intelligence collective
Dans l’appartement, en finissant de peindre les lettres (toujours en acrylique) à même le sol, les activistes mènent un débat passionné. Les idées fusent. Elles se challengent. Se lancent des références de lecture. Une sorte d’intelligence collective s’installe. Vénère cite Le génie lesbien, d’Alice Coffin, figure des luttes féministes et LGBTQ+. Ponyo la challenge avec Valerie Solanas: «Dans Scum manifesto, la bible des radfem [féministes radicales], elle prône la suppression du sexe masculin. Si j’étais un homme, je pleurerais, tellement c’est horrible ce qu’elle dit sur les mecs. Mais bon, à mes yeux elle va beaucoup trop loin!» Leur forme d’engagement de tous les instants peut user, amenant parfois au burn-out militant:
Que pensent leurs parents de ces actions? Vénère, chanteuse, danseuse et comédienne, explique: «Je leur raconte tout, mais jamais avant une action pour éviter de les inquiéter. Parfois, ils sont fiers de moi. Surtout quand la presse a relayé une manifestation à laquelle j’ai participé.» Ponyo, originaire d’une région «patriarcale» du sud de la Russie, confie: «Ma maman a peur du mot féminisme parce qu’il a mauvaise presse en Russie. Parfois, elle espère que j’arrête certaines actions illégales qu’elle considère comme des gamineries d’adolescente. Mais au fond, elle me soutient totalement dans ma lutte contre l’inceste, la pédo-criminalité ou l’islamophobie…»
Si leur action sur le terrain est concrète, si elles tiennent le pinceau comme on porte le glaive, elles s’appuient sur de vraies bases théoriques et des témoignages pour élaborer les slogans, parfois informatifs, souvent dérangeants. Lorsqu’elles ont collé contre l’inceste et la pédo-criminalité, elles se sont inspirées des travaux de la psychiatre française Muriel Salmona. Ponyo tient à préciser: «Il y a des personnes qui ont vécu des agressions dans le collectif. On a voulu comprendre l’effet de sidération, les conséquences psycho-traumatiques, l’amnésie traumatique, particulièrement prégnante chez les victimes d’inceste.»
Quel est l’argument pour le collage contre la LMPT? La position du collectif est claire: «On est abolitionnistes de la police et du système punitif en général parce qu’il maintient et perpétue les violences. Au sein des organismes censés protéger le peuple, il y a trop de misogynie. L’Etat est lui-même vecteur de violences et d’inégalités parce qu’il est patriarcal et capitaliste.» Leur réflexion est nourrie par les travaux de la politologue française Françoise Vergès, militante féministe décoloniale antiraciste, ou ceux de Gwenola Ricordeau, qui analyse les articulations entre féminisme et luttes abolitionnistes.
Tout le mobilier urbain y passe
Il est 3 h 30, les jeunes femmes prennent la direction du jet d’eau. Elles profitent du chemin pour coller aussi des affichettes A4 rappelant le 14 juin, date anniversaire de la Grève des femmes. L’ensemble du mobilier urbain y passe: fontaines, panneaux routiers et publicitaires, statues, poteaux. Soudain, elles sont interrompues par le service de sécurité lacustre qui fait des allers-retours sur le quai. Il faudra patienter. Coyote sort une bouteille de rouge de son sac à dos. Elles boivent, fument des cigarettes. Il continue à pleuvoir des cordes, tout le monde est trempé. Il faut éviter d’enclencher les lumières des buvettes. Ou d’apparaître sur les caméras. Elles finiront par coller «Surveillance préventive punition arbitraire» sur un ponton.
Il reste trois slogans… On se dirige vers le pont du Mont-Blanc. Arrivées au niveau du passage souterrain, une musique se dégage sur fond d’odeur de cannabis. Ponyo part en éclaireuse. «Il y a une fête. Ils écoutent du reggae. C’est bon, on colle!» «Vous êtes bien organisées, les filles», lance un des gaillards, en les invitant à danser. «Vous venez d’une école d’art?» demande un autre. Elles limitent les interactions. Ne répondent pas. Elles collent «Souriez vous êtes surveillé.e.x.s/LMPT» puis «Police partout, justice nulle part/LMPT». «C’est quoi, LMPT?» questionne un des fêtards. Ponyo rompt le silence pour expliquer et préciser la date de votation du 13 juin. L’action se termine avec «Chut, t’es sur écoute», collé sur un muret au bord du Rhône. Il est 5 h. Demain soir, le collectif engagera d’autres murs.