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Depuis une petite dizaine d’années, pour une quantité croissante d’enfants, la classe, c’est papa et/ou maman. «L’école à la maison» séduit en effet toujours plus de parents, pour qui l’instruction devient une affaire familiale. Si la tendance au «homeschooling» a fait son apparition dans les pays anglo-saxons dès les années «flower power», elle engrange désormais des adeptes de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche.

Certes, on reste encore loin des deux millions d’enfants concernés aux Etats-Unis ou des 100 000 en Grande-Bretagne. Mais les bambins d’Europe continentale sont à leur tour impliqués. En France, leur nombre a presque doublé entre 2007 et 2015 (de 13 500 à 25 000) et en Belgique, depuis 2008, l’augmentation frôle les 80% (502 enfants alors contre 909 en 2015). Et en Suisse? Un millier d’entre eux sont instruits par leurs parents, dont 350 dans le canton de Vaud – soit quatre fois plus qu’en 2009. Bien sûr, cette alternative à l’école publique reste marginale: en Suisse, elle touche environ 0,1% des enfants en âge d’être scolarisés (contre 4,7% en école privée). Mais les chiffres du succès sont bel et bien exponentiels...

Un choix individualiste?

... Et la réalité qu’ils reflètent est à l’avenant: «Il ne se passe pas une semaine sans que je reçoive un appel de parents désireux d’avoir plus d’informations sur la manière de faire», relate Mical Staquet, fondatrice du centre Faire l’Ecole En Liberté (FEEL), à La Sarraz (VD). L’avocate de formation et mère de trois enfants a créé il y a dix ans cette association, pour aider ceux qui, comme elle, souhaitaient faire ce choix audacieux. «L’instruction en famille demande une proactivité un peu démesurée, explique-t-elle, ne serait-ce que pour mettre son enfant en contact avec d’autres: en semaine, les places de jeux sont vides»... Son centre communautaire, le premier en Suisse, vise dès lors avant tout à mettre en réseau ces familles «déscolarisées».

D’où vient cet engouement? Pour la sociologue Farinaz Fassa Recrosio, de l’Observatoire de l’éducation et de la formation de l’Université de Lausanne, il s’expliquerait par la «relative déstandardisation des trajectoires de vie». A l’ère de l’individualisme, tout un chacun est perçu comme légitime pour opérer ses propres décisions et faire valoir ses aspirations propres. Pas étonnant, dès lors, que l’éducation soit également de plus en plus ressentie comme «le résultat de choix avant tout individuels», analyse-t-elle.

Des choix qui reposent parfois – souvent? – sur une perte de confiance. Pour Olivier Maulini, professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève, cette vogue du «homeschooling» est ainsi le symptôme d’une préoccupation croissante des parents quant à l’éducation de leur progéniture: «Plus l’angoisse des parents grandit face à l’avenir, moins ils sont prêts à déléguer à d’autres ce qu’ils considèrent comme l’intérêt de leurs enfants.»

Responsable du laboratoire de recherche Innovation-Formation-Education de l’UniGe, Olivier Maulini évoque aussi «une forme de défiance vis-à-vis de l’instruction publique». Et ce pour des motifs aussi multiples que contradictoires: «L’école peut être jugée dangereuse (on y aurait de mauvaises fréquentations), trop sélective et ennuyeuse (elle étoufferait le désir d’apprendre) ou trop laxiste (elle favoriserait le nivellement par le bas).» Quand les attentes se singularisent de la sorte, l’institution, forcément généraliste, ne peut répondre à toutes. D’où l’option choisie par certains parents: l’instruction à domicile, sans schéma unique.

Drôlement exigeant!

Et à la maison, pas de schéma non plus? Il y en aurait grosso modo deux types, dixit Olivier Maulini. Le «modèle conservateur», où la mère au foyer s’occupe de l’éducation en faisant appel à des livres et autres cahiers encadrant de près les apprentissages. Et la voie «progressiste», à fonctionnement alternatif, où le père et la mère accompagnent les enfants dans des jeux, conversations, sorties et autres activités culturelles dont découleront les apprentissages formels. La langue anglaise distingue d’ailleurs clairement ces deux approches, avec le mot «homeschooling» pour «école à la maison» et «unschooling» pour «déscolarisation». «On voit bien en quoi les deux tendances peuvent s’ancrer dans des idéaux philosophiques ou politiques différents, pose Olivier Maulini. L’intégrisme religieux débouchera plus facilement sur du «homeschooling» et l’anarchisme libertaire sur du «unschooling». En somme, tout dépend de la manière dont vous jugez l’école publique: trop ouverte aux quatre vents, ou au contraire trop repliée entre ses murs.»

Sur le terrain, la coprésidente de l’association FEEL réfute cette analyse contraire à son expérience: «Il y a un terrible malentendu: ce choix n’est pas un acte de rébellion. Ce n’est pas une décision contre l’école, mais pour autre chose», affirme-t-elle. En même temps, l’avocate relève qu’une petite partie des enfants du centre qu’elle codirige sont des «cabossés» de l’instruction publique, «des élèves qui souffraient d’une extrême désocialisation, qui n’arrivaient pas à s’intégrer au groupe, et dont on a pu aider à ressusciter la confiance», se réjouit-elle, soulignant cependant que ces cas restent minoritaires.

A la question de savoir si, avec ou sans polarisation idéologique, les parents pro-école à domicile ont des valeurs communes, la réponse est nuancée. Oui, les profils des membres de l’association se révèlent très hétérogènes, des bobos aux évangéliques en passant par des familles ouvrières. Mais oui, aussi, tous se rejoignent sur un point: «Ils sont dans le désir d’être à l’écoute et en cohérence avec ce qu’ils sont à l’intérieur», énonce Mical Staquet. Et «tout un ensemble de valeurs va avec ce choix. Les parents veulent en finir avec ce système de compétition où ils se retrouvent finalement piégés. Ils ont envie de se réapproprier du temps et leurs prérogatives parentales. Et pas juste pour ordonner à l’enfant d’aller se laver les dents! Ils veulent être davantage dans le partage.» En Suisse, l’entrée en vigueur du système HarmoS, en 2012, soit l’obligation de scolarité à 4 ans, a d’ailleurs été «un énorme détonateur pour le mouvement». Il y a en effet des parents pour qui envoyer un bambin à l’école à un âge aussi précoce est inconcevable...


©Getty Images

L’instruction en famille n’est pourtant pas l’option la plus facile. C’est un investissement en temps et en énergie, une réduction du confort financier – avec un salaire en moins et des dépenses en plus pour les activités sportives ou artistiques que ces parents estiment souvent indispensables au développement du petit d’homme. «De fait, ce n’est pas une réduction, mais une augmentation de la qualité de vie qui est visée, commente Mical Staquet. Pour ces parents, sortir de la course effrénée et prendre le temps d’accompagner leurs enfants dans leurs apprentissages est un luxe, qu’ils s’offrent au détriment de ce qui ne leur paraît plus si important» – comme une voiture neuve ou des vacances à la mer.

Mieux intégrés à la vie pro?

Qu’est-ce qui explique que, dans l’opinion publique, l’école à la maison demeure souvent mal considérée, voire suspecte? On lui fait le reproche de limiter la socialisation des enfants qui «prennent peu l’habitude du collectif que constitue une classe», comme le pointe la sociologue Farinaz Fassa Recrosio. Laquelle craint qu’«élevés dans des cocons, ces enfants soient peu ouverts aux cultures des autres». Ce à quoi la fondatrice de FEEL rétorque: «Leurs parents sont hypersociaux, au contraire. Ils privilégient un autre mode de socialisation, plus intergénérationnel, à l’image de la société.»

La réponse ne convainc pas Serge Martin, de la Direction générale de l’enseignement obligatoire du canton de Vaud. «Grandir, c’est aussi apprendre à évoluer au dehors de l’environnement familial», rappelle-t-il. Et de préciser que, si les choses se passent relativement bien avec les petits, elles peuvent se corser à l’adolescence, période souvent conflictuelle et où les savoirs se complexifient. «C’est souvent là que l’on voit les limites de cet enseignement à domicile et que les parents remettent leurs enfants à l’école. Même s’il y a parfois de belles surprises», admet-il.

Et au final? «Les chiffres montrent que les enfants scolarisés par leurs parents ont plutôt tendance à mieux réussir leurs études, voire leur intégration dans le monde du travail», indique Olivier Maulini. Pour lui, pourtant, ces bons résultats seraient «moins dus à la déscolarisation qu’à l’attention portée aux enfants.» Et comme l’attention disponible pour chacun est inversement proportionnelle au nombre de bambins présents...

Témoignages

Sarah, 33 ans, laborantine, mère de trois enfants, Morges

«Je me rappelle très bien ce moment: notre aîné allait être en âge d’être scolarisé et, c’est vrai, je n’étais vraiment pas prête à cette séparation. L’idée m’en semblait même contre nature: alors que j’allais rester à la maison avec ses deux frère et sœur, lui serait forcé de rejoindre des inconnus et de passer la journée avec? C’était juste impensable pour moi. J’ai eu un sursaut de panique, une véritable angoisse. Alors j’ai pris mon ordinateur, en quête d’informations. Pas sur l’école à la maison – je ne savais pas que ça existait – mais sur des écoles privées, peut-être plus souples en la matière. C’était bête, mais c’est comme ça que je suis tombée sur des sites évoquant la possibilité d’instruire son enfant à domicile. En lisant les différents témoignages, j’ai été aussitôt saisie. C’était pour moi une évidence: j’allais faire l’école à la maison! De toute façon, j’y étais déjà, à la maison, puisque j’avais fait le choix d’être une maman au foyer... Ensuite, nous en avons discuté avec mon mari, et tout s’est fait très simplement. Aujourd’hui, nous sommes heureux comme tout. Même si je reste consciente que cette instruction familiale ne durera pas éternellement…»

Deborah, 38 ans, éducatrice, mère de deux enfants, Fribourg

«Avec le papa des petits, on a toujours été de grands bourlingueurs. Pendant les premières années des garçons, on a beaucoup voyagé. On avait la chance que nos boulots nous le permettent. Arrivé l’âge de l’école, nous n’avions pas envie de perdre tout ça. Et puis, il nous semblait que nos enfants apprenaient davantage avec nous, que ce soit lors de nos voyages, en jardinant ou en allant ensemble au théâtre ou au musée. Nous avons alors rencontré des amis d’amis qui avaient fait le choix d’instruire eux-mêmes leurs enfants à la maison. Nous en avons longuement discuté et, même si prendre une pareille responsabilité nous faisait parfois un peu peur, on n’arrivait pas à se débarrasser de cette hypothèse si séduisante. Nous nous sommes donc décidés à nous offrir ce luxe: la liberté d’être en famille et de tout faire ensemble. Aujourd’hui, les garçons ont rejoint les bancs de l’école publique et tout se passe très bien. Ils sont en âge d’apprécier d’être en milieu scolaire et, de toute façon, je n’étais plus vraiment en mesure d’assumer les cours de maths! Je n’ai plus le niveau requis.» (rires.)

A chacun sa législation

En Suisse, le droit à instruire son enfant à la maison varie considérablement d’un canton à l’autre. Vaud est le canton le plus souple en la matière. L’école à la maison y est même considérée comme un droit garanti par la Loi sur l’enseignement obligatoire. Pour l’exercer, il suffit d’en informer la direction des écoles et de respecter le plan d’études romand, le fameux PER. Chaque année, un contrôle sera effectué, par un inspecteur envoyé par l’Etat, pour vérifier les connaissances de l’élève dans les branches principales. Neuchâtel et le Jura fonctionnent plus ou moins de la même façon. Mais dans les autres cantons romands, l’affaire est plus complexe. En Valais et dans le canton de Fribourg, un des parents doit obligatoirement être titulaire d’un diplôme d’enseignant. Quant au canton de Genève, la loi y prévoit un régime déclaratif où, comme en Vaud, il est suffisant d’informer l’autorité. «Or, dans les faits, dénonce Mical Staquet, fondatrice et coprésidente de l’association FEEL (Faire l’Ecole En Liberté), le canton surveille si étroitement les parents qu’il en fait un système d’autorisation»… Des différences flagrantes, donc. Et qui ouvrent la porte à une forme de «tourisme scolaire»: «Je connais personnellement une dizaine de familles qui ont déménagé pour cette raison.»

En France, le droit à être scolarisé à la maison semblait un acquis inaliénable. Il a récemment été remis en question par un projet de loi visant (notamment) à interdire cette pratique, déposé en mai 2016 par le député de droite Eric Ciotti. Motif? Lutter contre la radicalisation religieuse…


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