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Si on vous dit «révolution», vous pensez aussitôt «1789». Pas faux. Mais dans la liste des années qui tourneboulent tout, il y a aussi eu 1989. Ni soulèvements populaires ni décapitations d’aristocrates en série, ici, mais un moment historique pour les femmes: celui où elles se sont mises à lire plus que les hommes. Un tournant révélé par une étude du Ministère français de la culture et qui ne s’est jamais démenti depuis.

Ce fossé entre les genres, cette tectonique des plaques version bibliothèque s’est même amplifiée. «Il y a une baisse avérée de la pratique de la lecture chez les hommes», commente Viviane Albenga, sociologue et maîtresse de conférences à l’IUT de Bordeaux-Montaigne. A l’opposé de cette érosion, les grandes lectrices demeurent légion, affirment plusieurs études récentes. Une enquête des Editions J’ai Lu montre notamment que 71% de leurs clients sont des clientes. Et un sondage Centre national du livre (CNL) - Ipsos de 2015 permet de se rendre compte qu’au sein des consommateurs «très assidus» d’ouvrages, les lectrices sont presque deux fois plus nombreuses que les lecteurs. En matière de bouquins dévorés, les filles sont donc les dernières des Mohicans.

Un lien particulier

La fracture semble nette et définitive? On partait pourtant de loin, comme le rappelle Viviane Albenga: «Avant le XXe siècle, les clubs de lecture étaient majoritairement masculins. Puis un phénomène d’inversion s’est développé dans les années 70.»

Un vrai chambardement, en effet. Mais qui, comme toutes les révolutions, n’a pas germé à partir de rien. A bien y regarder, l’événement paraissait quasi prévisible. «Les livres ne sont pas des objets comme les autres pour les femmes», écrit la journaliste et auteure Laure Adler dans «Les femmes qui lisent sont dangereuses» (Editions Flammarion, 2006). Elle poursuit: «Depuis l’aube du christianisme jusqu’à aujourd’hui, entre elles et eux, circule un courant chaud, une affinité secrète, une relation étrange et singulière tissée d’interdits, d’appropriations, de réincorporations.» Bien. Mais pourquoi cette affinité viscérale avec le papier et l’encre qui nous viendrait de la profondeur des siècles et qui connaît son paroxysme en 2016?

Une des réponses les plus immédiates se logerait dans les premières années… de l’existence, selon Yasmina Foehr-Janssens, professeure en Lettres et Etudes genre à l’Université de Genève (UNIGE). «On remarque une socialisation différenciée des garçons et des filles durant leur jeunesse. Les premiers sont encouragés à être actifs, à aller jouer en plein air. Tandis que les secondes sont plutôt orientées vers des activités plus tranquilles, qui favorisent l’introspection. Parmi lesquelles: la lecture. Et cette facilité de contact avec le livre engendre un plaisir accumulatif: plus on lit, plus on a envie de lire.»

Bref, une autoroute toute tracée vers cette fameuse «culture de la chambre», remarque Olivier Voirol, sociologue à l’Université de Lausanne, «culture» faite d’injonctions et de valeurs emblématiques de la manière dont se conçoit – donc se construit – la féminité. «Les garçons, vers l’âge de 10-11 ans, vont d’ailleurs se mettre à moins lire, ce qui coïncide avec le moment où ils apprennent à développer leur masculinité. On les verra privilégier les jeux vidéo par exemple, en opposition à une lecture qui semblera être une occupation trop efféminée.»

Certes, depuis l’école élémentaire, les filles sont plus facilement mises devant un livre ouvert. Reste que si la plupart d’entre elles continuent de se plonger dans l’écrit tout au long de leur vie, c’est bien qu’elles y trouvent quelque chose d’essentiel. Peut-être même de vital. A l’image d’Odette Toulemonde, la rafraîchissante héroïne du film éponyme d’Eric-Emmanuel Schmitt.

Une stratégie de résistance

Campée par Catherine Frot, cette figure rayonnante – bien que veuve et logée dans un immeuble tout sauf glamour – puise énergie positive et raison d’être dans la lecture de son auteur fétiche. «On aurait tort de ne voir dans ce tropisme féminin pour la lecture qu’une simple envie d’évasion et de divertissement, avance Viviane Albenga. Pour les femmes, la lecture s’inscrit dans un projet de vie.» – «Une sorte de somme d’expériences par procuration, précise Olivier Voirol. Lire leur a souvent permis de se réapproprier la sphère publique dont elles ont longtemps été exclues. Cela leur offrait la possibilité de connaître un monde auquel elles participaient peu, et aussi une forme de passage à l’action.» D’où l’importance du livre dans les prises de conscience, dans les réflexions autour de ce qu’est être une femme dans notre société. «On note que nombre de lectrices n’hésitent pas à s’identifier à des personnages et des auteurs transgressifs, parmi lesquels Virginie Despentes, Violette Leduc ou Virginia Woolf, éclaire la sociologue. Beaucoup de choses empêchent encore les femmes de progresser dans la vie, et la lecture peut leur fournir une stratégie de résistance à échelle individuelle.»

Faut-il y voir la raison pour laquelle ces dames sont peu fans d’histoire sans happy end? Dans une interview filmée par Mediapart en 2008, Michel Houellebecq soulevait cette attente bien particulière du lectorat féminin. «Les femmes ont du mal à accepter la négation pure. Le fait qu’il y ait de plus en plus de lectrices crée une pression (…) en faveur de la positivité. J’ai souvent eu ce genre de réaction de la part de femmes, plutôt désolées: «Vous trouvez vraiment que la vie est si moche que ça?» J’étais obligé de répondre: «Oui, j’aime pas la vie.» Le reproche: «Ça se termine mal, il n’y a pas de lueur d’espoir» vient surtout des femmes.»

Happy end ou pas, la fiction demeure le genre chouchou des lectrices, tandis que les hommes privilégient la presse et les livres techniques, précise Viviane Albenga. «Le roman leur permet parfois de retrouver des situations proches de celles qu’elles expérimentent, et sur lesquelles il y a encore peu de discours publics.» Dans son livre «L’écriture comme un couteau» (2003), Annie Ernaux confie ainsi vouloir composer une «autobiographie qui se confonde avec la vie du lecteur.» Son ultime ouvrage en date traite notamment d’une première relation sexuelle traumatisante. Type de thématique qu’on imagine avoir moins de puissance d’évocation chez les hommes.

Cette faculté plutôt féminine à voyager, via la lecture, de son propre écho à celui d’un autre favorise du coup l’aspect «communauté» autour des plaisirs du livre. Les blogs de littérature? Majoritairement tenus par des filles. Les séances de dédicaces dans les librairies? Surtout une foule de femmes. Même dans les cercles de lecture, les messieurs brillent par leur absence. «On a de la peine à avoir un seul homme parmi nous!», regrette Alexandra Weber Berney, à la tête du club de lecture de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. «Les femmes aiment parler des sensations qu’elles ont vécues avec un livre, partager leurs émotions entre elles. Pas les hommes: eux n’ont pas envie de s’exprimer sur ça, ils ne s’intéressent pas à cet échange qui suit la lecture.»

Une insatiable curiosité

Preuve de cette disparité, la plateforme communautaire Wattpad, qui invite les internautes à lire et écrire en ligne, compte 75% d’utilisatrices. Celles-ci, souvent emballées par l’émulation qui règne sur le site, découvrent des histoires, parfois en rédigent elles-mêmes, puis sollicitent les avis des autres sur leur prose. Fonctionnement symptomatique et presque paradoxal de la lecture au féminin, analyse Patrick Amey, sociologue à l’UNIGE: «Le livre leur permet de cultiver leur intériorité, mais en même temps, cette activité devient une ressource pour socialiser. On va vers soi pour mieux aller vers les autres.»

Derrière tout cela, une curiosité insatiable, justement, de les comprendre, ces autres. D’explorer, de disséquer les rapports humains. Familiaux, amicaux… ou plus si affinité. «L’investissement psychologisant dans la lecture est plus important chez les femmes, confirme Patrick Amey. On le remarque dès l’adolescence avec la pratique fréquente de l’écriture domestique.» Autrement dit: du journal intime, dans lequel on couche ses ressentis, «on cherche des éléments d’explication des modes de relation entre les individus», bien à l’abri dans l’espace sécurisant de la chambre.

Dans cette plongée au cœur de l’âme ainsi mise à nue, les connexions avec l’imagination ne sont jamais loin. Car en triturant de la sorte les différentes facettes du réel, les lectrices vont aussi, forcément, «réfléchir aux rapports humains tels qu’elles les rêvent, les fantasment», observe le sociologue de l’UNIGE. Une propension plus féminine qui doit

beaucoup, là encore, à la manière dont les genres sont construits, selon Yasmina Foehr-Janssens. «Il existe une partition arbitraire entre deux catégories de lecture. L’une est plutôt active et masculine, elle vise avant tout à l’acquisition d’un savoir et apporte une plus-value en termes de connaissance. L’autre, féminine, serait plus volontiers portée sur l’imaginaire, sur le rêve», sur une approche et une compréhension plus intériorisées. Ce qui expliquerait cette manie qu’a l’art occidental de représenter des lectrices sensuelles, alanguies ou carrément lascives. «Comme s’il existait une continuité entre la lecture et la vie érotique intérieure des femmes.»


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Envies enfouies

Conditionnée ou pas, cette continuité n’est pas qu’une invention. Il suffit de se pencher sur le succès des romans dits sentimentaux, ces romances doucement coquines dont les Editions Harlequin ont longtemps été le porte-étendard: leur public est très largement féminin. Idem pour la vague de l’érotico-soft qu’initia «50 nuances de Grey» à l’orée des années 2010. Le genre a ensuite essaimé en plusieurs sagas sulfureuses, telles «After, Beautiful Bastard» ou le récent «Maestra», surfant sur une demande intarissable de lectrices émoustillées. «Le livre a une place importante dans la vie sexuelle des femmes, bien plus que chez les hommes, constate la psychothérapeute et sexologue genevoise Marie-Hélène Stauffacher. Chez les messieurs, dont l’excitation est plus visuelle, une image ou une vidéo porno sera plus efficace.»

La lecture offrirait en effet tous les ingrédients pour donner aux filles des papillons dans le ventre. «Etant souvent écrits par des auteures, ces romans décrivent les arcanes du désir tel que les femmes le vivent vraiment. Ils réveillent en elles quelque chose de profond que la société sait sans doute peu stimuler par ailleurs. Oui, les femmes comblent sûrement un manque affectif et sexuel via les livres», confirme la sexologue.

Entre-temps, l’érotico-soft est devenu une véritable machine à cash pour les éditeurs, dont les opus sont parfois convoités par Hollywood avant même leur publication. Et certains romans pour filles écrits par des filles sur Wattpad font surchauffer les serveurs informatiques. A l’instar de la première version d’«After», d’Anna Todd, qui a été téléchargée... un milliard de fois. Décidément, à la force de leurs rêves et de leurs fantasmes, les femmes sont capables de faire tourner la tête à la planète.

5 livres parmi les plus lus au monde selon le Book Bucket Challenge de Facebook, 2014.

Angélique, 24 ans: «le livre est un trait d’union entre les gens»

Pour moi, il y a clairement quelque chose de l’ordre du partage dans la lecture. Je ne conçois pas cela comme une simple activité égoïste. Se procurer un livre au hasard, se plonger dedans, passer à autre chose, ce n’est pas pour moi. J’aime découvrir des ouvrages dont on m’a parlé. L’enthousiasme d’un ami ou d’un parent concernant tel ou tel bouquin va me donner envie de suivre le même chemin. Par exemple, je me souviens avoir lu un roman de science-fiction de Philip K. Dick parce qu’il avait beaucoup plu à ma meilleure amie. Alors que je venais d’en tourner la dernière page, étant dans le train, je me suis mise à discuter avec mon voisin, qui était intrigué par mon livre. Et j’ai fini par le lui offrir.

Une fois lu, pourquoi garder pour moi un roman, le ranger dans une bibliothèque? Il sera bien plus utile entre les mains de quelqu’un d’autre... Cette idée de la lecture comme partage, ça me vient du jour où j’ai découvert dans une caisse des livres que ma mère lisait lorsqu’elle était étudiante. Il y avait des ouvrages de Simone de Beauvoir, de Françoise Sagan… Je me suis mise à les dévorer l’un après l’autre. C’était une manière de faire circuler entre nous des idées que nous n’aurions pas osé aborder à voix haute. J’ai beaucoup appris sur elle grâce à ses lectures.

Nathalie, 55 ans: «lire, c’est vivre deux vies»

J’ai toujours un livre en cours qui m’accompagne dans mon sac. C’est un peu ma bouée de sauvetage contre l’ennui. Une porte par laquelle m’échapper. Je crois pouvoir situer le début de cet appétit autour de mes 10-11 ans. Je me souviens avoir dû attendre longtemps l’arrivée de mon père, un soir à la sortie de l’école. Ce pied de grue a duré une heure, mais ça m’a paru une éternité. Ce jour-là, je me suis juré d’avoir toujours un livre avec moi «au cas où». Et cette habitude ne m’a plus jamais quittée.

Au départ, j’étais surtout en recherche d’évasion. Ouvrir un livre me transportait ailleurs, comme si j’entrais dans un monde parallèle. Je me sentais attirée par la fiction, les romans d’espionnage, les intrigues complexes. Avec les années, mes goûts sont devenus plus exigeants. Plus je lis, plus il me faut des bouquins intéressants. J’aime trouver un style bien travaillé, un supplément de réflexion. Je déniche parfois ça dans les livres un peu philosophiques, mais je suis malgré tout une inconditionnelle de la fiction. Surtout les romans avec un côté apocalyptique, des histoires de science-fiction, avec des guerres, des épidémies mondiales, des univers invraisemblables… Si bien que quand j‘en ressors, et après avoir traversé tant d’événements terribles, je trouve le monde plus supportable!

J’ai transmis à ma fille ma passion de la lecture. On discute parfois des histoires qu‘on a découvertes toutes les deux. On échange nos idées sur des personnages. Et il n’y a pas qu’elle: je pense avoir été boostée par ma maman durant mon adolescence. Elle venait de reprendre ses études en sociologie, elle s’est replongée dans toutes sortes d’ouvrages, ça m’a beaucoup stimulée intellectuellement. Je lisais déjà pas mal mais, là, je suis passée à la vitesse supérieure. Et impossible d’imaginer m’arrêter. Sans les livres, ma vie serait plus triste. Je pourrais mourir d’ennui sans ces centaines d’aventures vécues entre les pages!

La lecture se livre au Mudac

Oui, c’est un fait, on lit moins qu’auparavant. Mais si le visionnage intensif de séries ou les kilomètres avalés en training ont tendance à concurrencer le marque-page, la lecture demeure une activité essentielle de notre quotidien. Et sans forcément se poser devant un livre ouvert.

Dans le cadre de son exposition «Qu’en lira-t-on?», le Musée de design et des arts appliqués contemporains de Lausanne (MUDAC) célèbre ainsi l’acte de la lecture dans sa diversité, via des œuvres d’artistes contemporains. En explorant chacun des dix droits du lecteur selon Daniel Pennac, le parcours évoque tour à tour le plaisir, la découverte, la liberté… Preuve que lire ne perdra jamais rien de sa modernité.

Qu’en lira-t-on? La lecture sous toutes ses formes, Du 23 mars au 21 août 2016 au Mudac de Lausanne.

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