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Après le corona, le fantasme de nouvelles Années folles

Apes le corona le fantasme de nouvelles Annees folles

«On entretient l'idée que les années 20 ont constitué une époque d'insouciance, où il était possible de voir les règles tomber et de vivre davantage dans le moment présent», analyse l'historienne Mary O'Sullivan.

© Bazmark Film III Pty Limited / Gatsby le Magnifique / 2013

Une époque d'insouciance, de liberté et d'expérimentations, bref, de nouvelles années 1920, c'est ce qui nous attend lorsque la pandémie sera enfin derrière nous, prédisent certains experts. Mais la décennie ayant suivi la grippe espagnole peut-elle servir de boule de cristal pour lire notre futur? Pas si sûr, avance l'historienne Mary O'Sullivan, professeur à l'Université de Genève et spécialiste de cette période charnière du XXe siècle.

FEMINA Les années 1920 sont désormais bien lointaines, pourtant elles semblent s'inviter de plus en plus dans le paysage médiatique depuis quelques semaines. Pourquoi ce soudain intérêt selon vous?
Mary O’Sullivan En ce moment c'est assez frappant, en effet. Les années 20 sont vraiment dans l'air du temps. Je crois que ce regard porté en arrière est lié à la recherche de parallèles sur les suites de la pandémie, comme un effort un peu désespéré de trouver des réponses positives à cette situation. Il y a un an, l'épisode de la grippe espagnole, entre 1917 et 1920, était relativement peu connu, avant de devenir un thème omniprésent une fois le premier confinement passé. Alors, un peu par réflexe, on scrute ce qu'il s'est passé juste après ce qui a été la plus grande pandémie avant celle du coronavirus.

Peut-on dire que la société des années 20 est marquée par le trauma de la grippe espagnole, qui a tué plusieurs dizaines de millions d'individus de par le monde en l'espace de quelques années?

Cette pandémie a certes eu des répercussions réelles sur les esprits, en particulier aux Etats-Unis, où elle a fortement frappé les jeunes et a beaucoup choqué la population. Mais je crois qu'il en est un peu autrement en Europe, où c'est surtout la Première guerre mondiale, achevée en 1918, qui apparaît comme le fait le plus marquant pour l'imaginaire collectif. Les pertes subies par les pays belligérants ont éclipsé celles des guerres précédentes.

De plus, on recense d'innombrables soldats blessés, mutilés, psychologiquement détruits, qui ont dû refaire leur vie avec le souvenir constant des horreurs de la guerre. De l'autre côté de l'Atlantique, les répercussions de ce grand conflit sont moindres, les USA étant entrés en guerre en 1917 seulement, avec aucun combat sur leur sol ainsi que des pertes humaines plus limitées.

On parle fréquemment des années 20 comme des Années folles. Pourquoi un tel qualificatif?
En Europe, c'est au cours des années 50 que les historiens se sont penchés de près sur la décennie 1920, qui leur apparaissait alors comme une période importante de changement, dominée par un climat de libertés et d'émancipations. Dans le monde anglophone, aux Etats-Unis notamment, on utilise le terme de Roaring Twenties, littéralement les rugissantes années 20. Dans les deux cas, on entretient l'idée que les années 20 ont constitué une époque d'insouciance, où il était possible de voir les règles tomber et de vivre davantage dans le moment présent.

On assiste au développement du jazz, de nouveaux styles de danses de salon entraînantes, de pièces de vêtement plus audacieuse, comme le bas de soie, permis par des jupes devenues plus courtes qu'auparavant. Les relations entre les genres évoluent également, avec des mœurs plus permissives, un plaisir de vivre revendiqué. Il y a également la démocratisation de l'automobile aux USA, et plus généralement le développement des bases d’une consommation de masse. Mais ce tableau plutôt optimiste qui souligne la prospérité matérielle des Années folles est sans doute embelli, car il retient le plus positif et garde en arrière-plan des aspects bien plus critiquables de notre point de vue contemporain.

C'est-à-dire?
Derrière le sourire solaire de la danseuse de revue Joséphine Baker ou l'écrivain Francis Scott Fitzgerald et sa façon de croquer la vie à pleines dents, on voit déjà se manifester les ambiguïtés d'une société de plus en plus au service d'une consommation de masse. Pendant qu'en Europe le constructeur Renault fabrique des modèles de luxe pour les mondains, Henry Ford diminue drastiquement les coûts de production aux USA pour vendre des voitures bon marché à tout le monde.

Pour y parvenir, Ford a mis en place un système de production hautement mécanisé qui devait transformer la nature du travail. Mais il suffit de regarder Les Temps Modernes de Charlie Chaplin pour voir qu'il pourrait y avoir des raisons de s'inquiéter de confier le destin de l'humanité à une vision « fordiste » du monde. Cette nouvelle approche industrielle montre la voie pour de nombreux secteurs.

Le consumérisme de masse est alors encouragé par les entreprises, qui se mettent à miser sur la publicité, qui monte à un niveau inédit. Ce développement est notamment plus visible aux États-Unis, qui avaient davantage profité des années 1910 que les autres pays riches. Les Roaring Twenties y sont une grosse machine de production et de marketing conçue pour pousser à acquérir toujours plus de choses. Elles marquent ainsi une époque charnière vers plus de pollution et de gaspillage.

© Bazmark Film III Pty Limited / Gatsby le Magnifique / 2013

Dès le premier confinement, beaucoup rêvaient d'un après Covid plus écologique, plus tempéré, plus réfléchi dans sa façon de consommer. Sur ce point, difficile alors de souhaiter de nouvelles Années folles?
Il y avait sans doute une certaine insouciance durant les années 1920, mais au point d'être irresponsable peut-être. Il se peut que nous puissions apprendre quelque chose d'utile des années 1920 pas tellement en comparant cette décennie avec notre expérience actuelle pour voir ce qui est similaire et différent. Une autre façon de mobiliser l’histoire est de se demander ce qui s’est passé dans les années 1920 qui nous a mis sur la voie où nous en sommes maintenant. Cela pourrait ouvrir de nouvelles réflexions sur ce que nous aurions pu faire différemment, et pourrions faire encore différemment, pour organiser nos sociétés autour d'autres idéaux en termes de consommation et de production.

Le développement de la pandémie s'est accompagné d'un mouvement positif de lutte contre les discriminations. Il y a le mouvement Black Lives Matter, les revendications post-MeToo contre le harcèlement et les abus dans certains milieux, l'émergence d'une conscience collective plus compréhensive envers les questions de genre, de non-binarité. Les années folles n'avaient-elles pas un souffle d'émancipation et de désir de changement similaires?
Un changement vraiment important après la Première Guerre mondiale a été l'extension du droit de vote aux femmes dans un certain nombre de pays belligérants en reconnaissance du rôle crucial qu'elles avaient joué dans l'effort de guerre. Une exception importante à cet égard, bien entendu, était la France. Quant aux relations entre hommes et femmes, elles ont peut-être été marquées par une certaine ouverture des mœurs durant les années 20, en effet, avec des couples parfois plus libres et une plus grande liberté de se présenter en tant que femmes. Cela s'est vu, en particulier, par l'affirmation de la coupe à la garçonne.

Cependant, il faut apporter des nuances à cette apparente libération des femmes dans les Années folles. Si l’on se concentre sur leur rôle en tant que consommatrices potentielles, on est frappé par l’arrivée de nouveaux appareils ménagers, comme le lave-linge, qui n'ont pas tellement libéré du temps pour elles.

Et puis, si la communauté noire est un peu plus mise en avant, par exemple via les musiciens, cela se restreint aux grandes métropoles à la vie culturelle palpitante, parmi lesquelles New-York et Paris, voire Chicago. De manière générale, les années 20 sont plutôt marquées par des haines parfois violentes. Nous voyons une véritable renaissance du Ku Klux Klan aux Etats-Unis, faisant la promotion du suprémacisme blanc. L'antisémitisme se propage en Europe avec des attaques fréquentes contre les juifs. Ces Années folles n'étaient pas si détendues que ça, car derrière les éléments progressistes, on perçoit des tendances réactionnaires et régressives.

Alors que nous voyons, peut-être, la fin du tunnel de la pandémie se rapprocher enfin, pensez-vous que notre époque ressemble à un début d'Années folles?
Sur la question des mœurs, je ne vois pas vraiment d'insouciance actuellement, mais plutôt une sorte de fatalisme qui n'a rien à voir avec la situation des années 20 naissantes. Je ne vois pas cette liberté. En outre, on assiste à pas mal de replis des gens dans leur sphère individuelle, avec une tendance à éviter les contacts, ce qui est contradictoire avec les Années folles où les individus étaient très liés les uns avec les autres.

Il y a également certaines différences dans la perception de la technologie. On commence à porter un regard plus critique sur ses développements et ses excès, ce qui était moins le cas dans les années 20, pleines de techno-optimisme. Cependant, les historiens sont souvent frappés par des échos entre notre époque et les années 1920, par exemple en ce qui concerne la prééminence du changement technologique, les inégalités sociales et économiques, la prépondérance de l'activité financière.

Un autre point commun se dégage peut-être, celui des intolérances croissantes envers certaines minorités. Le suprémacisme blanc du KKK, il y a un siècle, fait malheureusement écho à ce qu'il s'est passé récemment dans l'Amérique de Trump. C'est un point plutôt préoccupant.

Surtout que ces fameuses Années folles se sont assez mal terminées…
En effet, en 1929, une brutale crise économique secoue la planète, provoquant une chute vertigineuse de 65% de la production industrielle. Ses origines demeurent sujettes à débat. Est-ce la conséquence d'une surproduction? D'une surconsommation? Est-ce un problème imprévisible qui est arrivé de nulle part? A mes yeux, les racines de cette grande dépression se retrouvent dès les années 20, cette décennie marquée par une véritable transformation du capitalisme aux Etats-Unis et ses conséquences pour le monde entier.

Il reste néanmoins difficile de tisser des liens entre des époques somme toute si différentes. Et pour ce qui est de savoir à quoi ressemblera la décennie 2020, laissons de côté les parallèles trop faciles avec les années 1920. Il faut du temps pour développer les bases d'une société. Celle qui vient sera d'abord le produit de nos choix actuels.

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