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«Tu me dis pas bonjour? T’es qu’une salope», le fléau du harcèlement de rue

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© Getty

Souvent congédiées au rang des banalités, nos expériences du harcèlement de rue restent pourtant tapies dans les arcanes de nos mémoires. Il serait grand temps de les en libérer.

Il est près de quatorze heures, un dimanche après-midi. Deux jeunes femmes longent tranquillement la voie du métro, vissées à l’écran de leurs smartphones. Avec l’agilité conférée par l’habitude, elles slaloment entre la flopée de pendulaires postés sur le quai. «Pétasses», siffle une voix calme, presque mélodieuse. Le commentaire vient d’un inconnu nonchalamment appuyé contre un mur. Un silence de plomb accueille l’insulte que personne ne relève. Têtes baissées, les deux femmes poursuivent leur route, essayant de ne pas croiser le regard de cet homme au fin vocabulaire. Leurs pensées, cependant, fusent à toute allure: «Ma jupe est trop courte», «Je n’aurais pas dû sortir comme cela», «Mais qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il m’appelle ainsi?» Malaise, colère et sentiment d’impuissance surgissent, tels trois vautours repérant une proie.

80% des femmes concernées

En Europe, huit femmes sur dix auront affaire à ce genre d’altercation avant leurs 17 ans. Le harcèlement de rue, enlisé dans notre quotidien, semble minimisé par une forme de routine: Caroline Dayer, chercheuse et enseignante à l’UNIGE, estime que si des progrès ont été réalisés «en termes d’information et de visibilisation», le problème n’est «pas suffisamment pris au sérieux et en charge».

Un simple désagrément du quotidien

Pour qualifier le harcèlement de rue, la conseillère communale Léonore Porchet avait choisi le terme de «fléau». En janvier 2016, elle déposait une interpellation à la municipalité lausannoise, réclamant que ces sollicitations répétées et à caractère sexuel soient surveillées, puis endiguées. Deux mois plus tard, les autorités répondaient à sa demande, suggérant une forme d’impuissance face au problème:

«Le harcèlement de rue n’est que très marginalement rapporté à la police et très rarement signalé aux autorités», relevaient-elles.

En effet, une sollicitation sexiste de ce type, traduite par des injures, des bruitages, des gestes ou des attouchements, se produit par définition dans un lieu public. L’auteur est donc souvent un parfait inconnu qu’il n’est pas aisé, par la suite, de retrouver. Voilà qui rend le phénomène particulièrement difficile à quantifier, si bien que le Code pénal suisse ne comporte aucune base légale punissant directement le harcèlement de rue: celui-ci demeure classé dans la catégorie des «désagréments» davantage que dans celle des «délits».
Toutefois, si les femmes ne signalent que rarement avoir été victimes d’un comportement irrespectueux, elles ne manquent pas d’histoires à raconter. Et une fois la brèche ouverte, les mots coulent à flots.

«Tu sais pas ce que tu rates, salope!»

La réaction de Sophie*, une Française de 23 ans, est immédiate. Il ne lui faut que deux secondes pour dégainer, encore pleine de ressentiment, une véritable panoplie d’exemples.

«Je ne suis pas harcelée quotidiennement, mais c'est quand même très fréquent, résume-t-elle. Et j’ai parfois droit à des choses moins «lights» que de simples sifflements ou quelques insultes. Il m’est arrivé qu’un homme me suive jusqu’à chez moi ou freine devant moi pour me demander s’il peut me déposer quelque part en voiture. Quand je lui ai répondu par la négative, il m’a lancé un «Tu sais pas ce que tu rates, salope».

«Nous avons toutes des quantités d’exemples à donner, ajoute son amie Manon. Mais je me souviens bien d’une fois où un homme m’a sifflée en claquant la langue et en tapant dans les mains, comme s’il appelait un chien.» Pour Caroline Dayer, experte des discriminations et des violences, le phénomène est difficile à gérer pour les nombreuses victimes, car il «ne fonctionne pas de façon isolée, mais s’articule à d’autres manifestations du système idéologique qu’est le sexisme».

«Morceau de viande»

De ces altercations répétées semble naître un certain réflexe de dénigrement de soi. Plusieurs jeunes femmes soulignent en effet le sentiment d’être considérées «comme un morceau de viande» ou un «objet sexuel que l’on déshabille des yeux». Mais au-delà des mots, aussi injurieux soient-ils, se trouvent les actes.

«Il m’est arrivé deux fois de me faire toucher ou pincer les fesses, se souvient Laure*. Une fois, cela s’est produit à la gare de Genève, en pleine heure de pointe. En sentant une main se poser sur moi, j’ai rétorqué «connard». Le type a rigolé comme si c’était tout à fait anodin. En réalité, j’ai eu honte de lui avoir crié dessus, car il y avait beaucoup de monde autour de nous et personne ne l’avait vu.»

Selon une étude britannique réalisée en 2014, ce genre d’attouchement public concerne 50% des femmes.

Honte, peur et impuissance

A chaque fois qu’un homme lui adresse une remarque inappropriée, Sophie avoue remettre en cause le choix de sa tenue vestimentaire. «Je sais bien que si je porte une jupe à une certaine heure, ils ne vont pas me louper, explique-t-elle. Il m’arrive même de prendre un jean dans mon sac, au cas où je rentre tard. On commence très vite à mettre en place des petites stratégies comme celle-là.»

Mais comment réagit-on dans l’immédiat, lorsque notre rythme cardiaque s’accélère et qu’une vague de panique soudaine monte aux joues? Les réponses s’accordent: on baisse les yeux. «Généralement, je réponds poliment avant de m’éclipser subtilement, déclare Clara*, 27 ans. Je ne leur rentre jamais dans le cadre, de peur qu’ils réagissent mal.» La peur, sans doute déclenchée par un instinct de survie, semble prendre le dessus.

Salomé, une Lausannoise de 18 ans, décrit ce qu’elle a ressenti lorsqu’un quinquagénaire fixait sur elle des regards salaces dans le métro:

«Ne baisse pas les yeux. Ne lui montre pas qu'il te gêne parce que c'est ce qu’il veut», s’ordonnait-elle. En vain: «Je n'y suis pas parvenue. Il me dégoûtait tellement que je n’ai rien pu faire d’autre qu’attendre qu'il sorte du métro. Il a volé quinze minutes de ma matinée pendant lesquelles je me suis sentie rabaissée, gênée, stressée et outrée, jusqu'au moment tant attendu où, en levant les yeux, je ne l’ai plus vu.»


© Behance.com

… considérées comme normales…

Enlisé dans la normalité, le harcèlement de rue ne soulève souvent pas les réactions espérées: «Les hommes n'ont pas conscience du problème, estime Manon. Nous en discutons beaucoup entre femmes, mais à mon avis on n’en parle pas assez aux hommes. Je me suis même disputée avec mon père parce qu’il me répétait que je ne disais pas «non» avec suffisamment d’insistance. Il faudrait sensibiliser les hommes pour qu’ils en parlent à leurs fils, reprennent leurs amis et interviennent quand ils voient une femme se faire importuner dans la rue.» Interrogé à ce propos, Jérémie, 28 ans, s’avoue légèrement pris de court par la question:

«J’admets qu’en tant qu’homme, ce n’est pas quelque chose que je remarque. Je conçois que ce genre d’attitude doit être dérangeante et agaçante à la longue. En tout cas, si j’étais une fille et qu’un type me sifflait, j’aurais plutôt tendance à lui faire un doigt d’honneur.»

Notre experte ès discriminations, Caroline Dayer, confirme cette idée, notant que «la banalisation et la minimisation, le déni et l’invisibilisation sont des procédés qui visent à ne pas reconnaître l’étendue et la gravité de ce phénomène». Selon elle, «le passage de la prise de conscience individuelle à l’indignation collective constitue l’un des leviers du changement. Il s’agit donc non seulement d’intervenir face à ces situations mais aussi de les prévenir en amont», par des campagnes de sensibilisation par exemple.

…parce que je suis une fille.

Pour Eva, une étudiante de 22 ans, les femmes victimes de harcèlement sont trop nombreuses à se replier sur elles-mêmes:

«Quand nous faisons part de ce qui nous arrive parfois lorsqu’on se promène dans la rue, on nous répond qu’on l’a cherché, par notre accoutrement ou notre attitude. C’est faux. On a simplement prétendu à la même liberté que tout être humain, en sortant de chez nous habillées comme nous le souhaitons.»

La gravité certes relative des sollicitations sexistes est décuplée par leur régularité et la difficulté de les éviter sans changer ses habitudes de vie. Interrogée à ce propos, Emma*, 25 ans, ne cache pas son énervement et rétorque: «Je me demande toujours ce qu’ils attendent de nous. Qu’on leur réponde «Salut, tu viens chez moi ce soir?»? Qu’on soit mal à l’aise? Qu’on ait peur? Ou qu’on en vienne à se considérer comme un morceau de viande, uniquement parce qu’on a eu le malheur de sortir de chez nous en étant… une fille?»

Voilà qui résume tout. Nous quittons la maison, vêtue de notre jupe crayon préférée, et on nous hèle: «Eh Mademoiselle, viens par ici!» Tout d’un coup, la journée a perdu de son éclat. Et la jupe, de sa longueur.

*nom connu de la rédaction

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