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Marcel Rufo: «La démocratie familiale fait naître des enfants tyrans»
FEMINA: Les enfants tyrans, ça existe vraiment?
Marcel Rufo Ça se développe beaucoup, oui. Un des paradoxes de la nouvelle démocratie familiale, c’est que cela fait naître des tyrans.
Comme ils sont très attentifs à leurs enfants, ces derniers prennent le pouvoir lorsqu’ils les sentent fragiles, lorsqu’il y a des fratries, lorsqu’il y a une séparation, lorsque la mère colle un peu trop ou que le père est trop gentil. Finalement, le reproche qu’on pourrait leur faire porte sur le fonctionnement des nouvelles familles, tout en admettant leurs qualités. Toutefois, le reproche de cette dérive vers la tyrannie peut aussi être adressé aux pédopsychiatres qui ont poussé les parents sur cette voie de l’écoute et de la compréhension à tout prix. Les enfants ont pris le pouvoir.
Pouvez-vous définir ce qu’est un enfant tyran?
C’est un enfant qui ne supporte pas la moindre frustration, qui se met très petit à se jeter par terre lorsqu’on lui dit que c’est le moment de prendre son bain. Alors que c’est un moment agréable, il se met à crier, à donner des coups de pied, à ne plus parler, à se taper la tête contre les murs et cela de manière répétitive. Ensuite, il ne veut pas manger, ne veut pas aller se coucher, ne veut pas aller au pot.
Du petit bébé à l’adolescent, il y a une chronologie de la tyrannie. Toutefois, cette dernière n’est pas linéaire… il y a des enfants très sympas qui deviennent tyranniques à l’adolescence en entrant dans le conflit, les addictions, l’opposition quand on leur dit, à 14 ans, qu’ils ne peuvent pas rentrer à 3 heures du matin…
Ça vient toujours du même problème?
Par certains aspects, il faut une fragilité de l’enfant. Ne pas supporter la frustration, c’est ne pas être sûr de soi. Dans notre vie quotidienne, quand quelque chose nous irrite profondément, c’est le signe d’une fragilité et, si on analyse bien, quand ça arrive, c’est parce qu’on ne gère pas la frustration.
© Getty - Eric Fougère
Comment s’exprime cette tyrannie chez les tout-petits?
Elle se décline au fil des âges. Pour les enfants qui sont à l’école maternelle, elle se construit autour de tout ce qui est frustration: comme de dire non à la tablette ou à un dessin animé.
Bien sûr qu’il faut être attentif, mais la règle 3-6-9-12 (ndlr: pas d’écran avant 3 ans, pas de console de jeux avant 6 ans, pas d’internet avant 9 ans, internet seul à partir de 12 ans, défendue notamment par le psychiatre Serge Tisseron) est, pour moi, discutable, ce n’est pas comme ça que ça se joue dans la réalité. Dans la réalité, l’addiction aux écrans – au Roi Lion, dans mon exemple – montre une fragilité. J’en fais plus un signe clinique qu’une règle éducative.
Le comportement tyrannique évolue-t-il au fil des âges?
Lors de l’entrée à l’école apparaît la tyrannie de l’apprentissage, des devoirs: comme si l’enfant, en cassant les pieds à ses parents, assurait un pouvoir; comme si, de manière négative, en étant très gênant il attirait soudain l’attention. Et là, il y a une piste à suivre en essayant de comprendre pourquoi il fait ça.
A l’adolescence, ce sont tous les comportements liés au téléphone portable et aux réseaux sociaux qui tyrannisent. Je viens d’avoir le cas d’une jeune fille qui a fait une tentative de suicide aux médicaments, du coup sa mère lui a supprimé le portable parce qu’elle y avait, entre autres, des communications avec des gosses déprimés. En consultation, la jeune fille trouvait que sa mère était terrible de lui supprimer son portable et moi j’essayais de lui expliquer que sa mère avait eu peur qu’elle meure.
Est-ce que ça peut être la faute de parents qui sont trop mous dans leur éducation?
Pour reprendre l’éducation classique, si on relit ce qu’écrivait Anna Freud, il y a des frustrations nécessaires et il faut savoir dire non aux enfants pour qu’ils accèdent au oui. Si on leur dit toujours: «Arrête! Je ne veux plus que tu fasses ça mon petit chéri!» l’enfant n’entend que «mon petit chéri» et le reste importe peu. Il y a des parents qui cherchent à se mettre de manière transversale à hauteur de l’enfant, mais dans l’éducation il y a une certaine verticalité. L’autorité des parents, c’est une autorité bienveillante qui accompagne l’enfant vers le progrès. Il y a des enfants qui sont terribles à la maison et qui à l’école maternelle sont des anges, ce qui a le don de culpabiliser les parents qui se disent que ça vient d’eux. Toutefois, à l’école il y a des règles, un groupe, et donc l’enfant n’est pas l’unique objet de tous les sentiments et de toutes les attentions.
Est-ce que ça veut dire que les parents ne savent plus exercer leur autorité?
La question est intéressante. Les parents sont en tous les cas trop sympas, la preuve, c’est qu’ils consultent toujours plus les pédopsychiatres.
Les parents viennent spontanément rencontrer un pédopsy, mettre un tiers dans la relation à leur enfant, souvent parce qu’il les tyrannise, parce qu’il ne supporte pas la moindre frustration.
Dans le fond, un enfant tyran n’est-il pas juste un enfant mal élevé?
Vous rejoignez ce que disait avec beaucoup de finesse Claude Halmos, qui insistait sur la notion obsolète qu’est la politesse. Quand vous avez un enfant qui dit merci à table, qui dit que ce que vous avez préparé est bon, qui dit: «Bonjour Madame» quand il ne vous connaît pas et qui ne prend pas la tablette au moment du repas, vous vous dites que ce petit est charmant. C’est une sorte de galanterie de l’enfant vis-à-vis des adultes qui fait la différence.
Dans le même registre, vouloir que son enfant soit heureux à tout prix, est-ce que ce n’est pas aussi dangereux?
Ça, c’est une grave erreur. Vouloir que son enfant soit heureux, c’est comme si on ne voulait pas qu’il passe par des difficultés qui sont nécessaires. Ça rejoint ce que vous dites sur la frustration. Il ne réussira pas toujours, il n’aura pas forcément plein d’amis dans la cour de récré. La deuxième grave erreur selon moi, c’est de prétendre aimer ses enfants pareil. C’est une rigolade: comment peut-on affirmer ça quand, d’un côté, on a un garçon toxico qui te vole ta carte bleue et qui a bousculé sa grand-mère et, de l’autre, une fille gentille qui t’invite à Vérone parce que tu aimes l’opéra?
Dans votre livre, votre confrère et vous-même n’êtes souvent pas d’accord dans vos analyses. Est-ce que ça veut dire que la psychanalyse ne sert à rien?
La psychanalyse est intéressante, mais la psychanalyse attitude, soit l’idée qui voudrait que hors psychanalyse il n’y ait pas d’issue, est idiote. Il faut être ouvert à toutes les thérapies, mais en même temps, et c’est ce que je défends, la psychopathologie a encore de l’avenir. Tout est dans l’explication, l’interprétation, la contradiction et ça m’amuse de discuter avec ce confrère d’une autre génération, que j’aime beaucoup, qui a toutes les qualités qu’il faut pour devenir le leader de la pédopsychiatrie française.
Le cas de l’enfant tyran relève-t-il alors in fine de la psychanalyse ou de l’éducation?
Je crois qu’il faut lui donner la chance de la psychanalyse pour essayer de comprendre qu’il souffre, vraiment. Éduquer, on peut toujours; comprendre, c’est plus complexe. C’est ce que nous apprennent les enfants dans leurs difficultés qui m’intéressent.
Le pathologique au service du quotidien
Contrairement à ce qu’indique son titre, le dernier livre coécrit par Marcel Rufo et son confrère pédopsychiatre Philippe Duverger n’est pas un guide destiné aux parents d’enfants tyrans. Dans l’ouvrage, pas de conseils point par point, pas de méthode miracle pour résoudre l’équation familiale construite autour d’un enfant roi qui tout à coup prendrait le pouvoir sur ses parents, mais des exemples de situations pathologiques rencontrées en consultation par les deux spécialistes, des contradictions, des discussions, des échecs aussi; histoire de montrer aux parents qu’ils ne sont pas seuls et, surtout, qu’ils ne font pas forcément faux dans leur manière d’éduquer leurs enfants au quotidien. Tyrans ou pas
«Qui commande ici? Conseils aux parents d’enfants tyrans», Professeur Marcel Rufo et Professeur Philippe Duverger, Ed. Anne Carrière, 280 pp.