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Violence urbaine: et si je devenais un héros?

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© Getty Images/Caiaimage

Elle n’a rien oublié, pas le plus petit détail. La chaleur accablante de cette fin de matinée de juillet. Les portières de sa voiture qui s’ouvrent brusquement. Les deux motards casqués qui la tirent à l’extérieur et, sous la menace d’un cutter, la dépouillent de toutes ses affaires avant de l’abandonner, choquée, en plein milieu de ce carrefour du centre-ville de Marseille. Devant les dizaines de badauds qui, pendant trois bonnes minutes, viennent d’assister à la scène sans bouger le petit doigt. Lorsqu’elle évoque ce souvenir, Mary-Claude en a encore la voix qui tremble. «Je me suis souvent demandé pourquoi personne ne m’avait aidée. Des hommes prenaient l’apéro au bistrot juste à côté, mais aucun n’a bougé. Leur indifférence m’a mise en rage. D’autant plus qu’ils auraient eu largement le temps d’intervenir.»

Quatorze ans se sont écoulés depuis cette agression. Loin de se raréfier, ce type de chronique de la lâcheté ordinaire semble s’être multipliée, voire banalisée au fil du temps. Du moins, c’est ce que laissent entendre quelques faits divers qui ont fait les gros titres des médias français ces dernières années, suscitant l’indignation de l’opinion publique. En avril 2014, une mère de famille subissait des attouchements dans le métro lillois, au vu et au su des passagers impassibles. Quelques mois plus tard, une étudiante de 18 ans se faisait tabasser par trois filles, près de Roubaix, dans la même indifférence générale. En février 2015, entre Paris et Melun, une jeune femme de 22 ans se faisait violer dans un train, sous l’œil de plusieurs témoins… passifs, eux aussi. Résultat: un sentiment d’insécurité, corroboré notamment par un sondage de l’Institut YouGov qui révélait en 2014 que 90% des Séouliennes, 85% des Parisiennes et 74% des Londoniennes pensaient ne pas être secourues si elles se faisaient agresser dans le métro. Serions-nous devenus lâches? Ou ces drames du quotidien sont-ils plutôt les signes d’un temps où, à force d’être continuellement exposé à toute la misère du monde, on s’insensibilise à la souffrance d’autrui?

Influence du groupe

Comment peut-on être témoin de violences gratuites sans chercher à venir en aide à la victime? Pour Peggy Chekroun, professeure en psychologie sociale à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, l’explication serait à chercher dans ce qu’elle nomme «l’effet spectateur». «Lorsque plusieurs personnes assistent à une agression, la responsabilité d’intervenir est divisée entre les témoins, explique la chercheuse française, spécialiste de ce phénomène. A cette dilution de la responsabilité s’ajoute l’influence du groupe: en général, dans une situation inhabituelle, on se fie au comportement de la majorité pour décider de l’attitude à tenir. Un individu mettra donc plus de temps à s’interposer s’il y a du monde autour de lui que s’il est le seul témoin des violences faites à un ou une inconnue.» Pourquoi? Parce que, selon l’experte, l’être humain, cet animal social, «a besoin d’interactions positives avec autrui pour ressentir un bien-être psychologique». D’où les questions paralysantes du type: Et si j’avais mal évalué la situation? Et si les autres me jugeaient mal parce que j’ai décidé d’agir? et si je m’entendais dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas?...

L’empathie ne suffit pas

Symptomatique de notre fonctionnement social, l’inhibition provoquée par l’effet spectateur ne témoigne donc pas de notre époque moderne désincarnée. La preuve, le phénomène fut identifié une première fois il y a plus d’un demi-siècle, après «l’affaire Kitty Genovese» (1964), cette jeune New-Yorkaise violée et poignardée à mort devant l’entrée de son immeuble du Queens. L’enquête révéla que trente-huit personnes avaient entendu ses appels à l’aide, certains avaient même vu le meurtre depuis leur fenêtre, aucun n’avait réagi. L’opinion publique américaine en fut scandalisée. Au point d’inciter peu après deux professeurs en psychologie sociale, Bibb Latané et John Darley, à mener des expériences sur le comportement humain en pareille circonstance. Leurs travaux démontrèrent que, confrontée à une situation d’urgence, une personne appelle des secours dans 85% des cas lorsqu’elle est seule, contre... 31% si elle se trouve dans un groupe.

C’est là tout le paradoxe de l’effet spectateur: plus il y a de témoins, moins la victime a de chances qu’on lui vienne en aide! Une expérience menée par Peggy Chekroun dans le cadre d’un documentaire d’Aurélia Bloch (vidéo ci-dessous) démontre même que, interrogés après coup, les témoins passifs minimisent la situation, voire prétendent n’avoir rien vu. Une mauvaise foi souvent inconsciente destinée à convaincre l’autre, et surtout soi-même, qu’on a adopté un comportement adapté. «Mais cela ne signifie pas pour autant que l’on est insensible à la souffrance de la victime, commente la psychologue sociale. Simplement, l’empathie ne suffit pas pour passer à l’acte systématiquement car le contexte social inhibe nos réactions primaires.» «Non-assistance à personne en danger», le film d’Aurélia Bloch (disponible sur YouTube), illustre bien ce dilemme. Il débute sur la confidence, en voix off, de la journaliste qui, dix ans plus tôt, a été témoin d’une agression: «ll reste trente minutes avant d’arriver à Paris, énonce-t-elle. Trente minutes figée, comme anesthésiée. Arrivée en gare, je descends du train comme si de rien n’était. J’ai été témoin d’un viol et je n’ai pas bougé.»

Une action légitime

Mais il y a aussi ceux qui s’interposent bel et bien entre agresseur et agressé(e), au risque de subir l’ostracisme, voire de prendre des coups. Qui sont-ils? Et en quoi diffèrent-ils des autres? Question d’éducation? D’altruisme surdéveloppé?... Instinctivement, on serait tenté de croire qu’une femme portera plus facilement secours à une autre femme car elle s’identifiera à elle. Et on verrait juste: cette solidarité de genre a été attestée par certains travaux, confirme Peggy Chekroun. Mais, pondère la psychologue sociale, «d’autres études montrent que ce sont les hommes, surtout, qui viennent en aide, parce que c’est le rôle social auquel on les a éduqués». Difficile donc d’en conclure que le genre sexuel du bon Samaritain a une influence.


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Damien, 32 ans, ne s’explique pas pourquoi, un soir d’hiver 2015, il s’est porté au secours d’une jeune fille malmenée par son compagnon dans le train. «J’ai peut-être un sens de la justice assez développé, avance le jeune homme. J’avoue que je n’ai pas réfléchi. Cela me semblait légitime.» Ce jour-là, Damien entend des cris derrière la vitre. Un ado est en train de hurler sur une jeune fille. Laquelle se lève et va s’asseoir plus loin. Mais son copain la suit et continue à l’invectiver. «Je le voyais se pencher sur elle d’un air très agressif, raconte Damien. La fille se repliait sur elle-même et fixait le sol comme si elle sentait qu’elle allait se prendre un coup. J’ai regardé autour de moi: les autres passagers faisaient comme s’il ne se passait rien. Alors je me suis levé, je me suis dirigé vers le type et j’ai demandé s’il y avait un problème. Il s’est tourné vers moi, m’a jaugé. J’ai reposé la question, à la fille cette fois, puis j’ai dit à son copain de la laisser tranquille. Il n’a pas insisté et s’est éloigné. J’aurais pu me faire tabasser, d’autant que le type était entouré d’une bande et qu’ils étaient tous en meilleure forme que moi. Mais je me suis dit que, même si ça tournait mal, j’avais de bonnes raisons de défendre cette fille et de me défendre moi-même.»

Parfois, ce qui nous pousse à agir est encore plus inexplicable. Viscéral, même. Romina, 50 ans, parle d’une réaction «épidermique», évoque son féminisme, pour justifier pourquoi, il y a dix ans, alors qu’elle dînait dans un restaurant, elle est soudain montée sur sa chaise pour hurler sa colère quand un ivrogne s’est approché d’elle après avoir importuné une autre cliente. «Je me suis mise à crier sur les serveurs: «Il faut que ça aille jusqu’où pour que quelqu’un réagisse? Une femme ne peut pas boire un thé tranquille ici?» J’étais hors de moi, énervée que ce vieux moche et aviné puisse agir en toute impunité. Tout le monde l’avait vu faire! Mon copain, qui mangeait avec moi, était blafard, très gêné. Quelque part, je pense que je m’adressais aussi à lui parce qu’il n’avait pas les c… d’agir.»

Double peine

Romina et Damien, ces superhéros d’un jour, sont-ils des exceptions? Impossible de le savoir. Dans le canton de Vaud, sur la centaine de cas de violence sans mobile commis sur la voie et dans les établissements publics en 2015, les statistiques ne recensent pas spécifiquement ceux perpétrés devant des témoins passifs. Mais au centre LAVI (loi sur l’aide aux victimes d’infractions) vaudois, la question de la non-assistance est régulièrement évoquée par les personnes blessées. «Elles sont doublement victimes: d’abord parce qu’elles ont subi des violences gratuites, auxquelles il est difficile de donner un sens, ensuite parce que le public ne les a pas protégées, souligne Christophe Dubrit, chef de service. C’est comme si elles avaient été trahies par leur espèce. Elles en viennent parfois à se demander si elles peuvent encore avoir foi en l’être humain.» Le témoignage poignant d’Aurore, diffusé dans le documentaire de France 5, est édifiant. La jeune femme, en larmes, raconte face caméra avoir croisé le regard d’un autre passager alors qu’elle était molestée par des agresseurs dans le train. «Il n’y avait aucune compassion dans ses yeux. C’est pour ça que j’ai beaucoup de mépris: parce que je n’ai même pas eu la sensation qu’il était désolé.» Certes, ne pas aider son prochain est une réaction «humaine», selon les experts. Ça ne nous empêche pas d’espérer que, confronté à une situation semblable, nous ne manifesterions pas à autrui une indifférence que nous n’aimerions pas subir.

Que risque-t-on à laisser faire?

Si les agressions devant témoins passifs défraient régulièrement la chronique en France, c’est que, chez nos voisins, la non-assistance à personne en danger est un délit passible d’une peine de cinq ans de prison et de 75 000 euros d’amende. Que la victime porte plainte ou non, le parquet peut décider de poursuivre «quiconque, pouvant empêcher par son action immédiate (…) soit un crime soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne, s’abstient volontairement de le faire», stipule l’article 223-6 du Code pénal français. Les témoins passifs d’un viol ou d’un passage à tabac peuvent donc se retrouver sur le banc des accusés. En Suisse, la définition de la non-assistance à personne en danger est beaucoup plus restrictive. L’article 128 de notre Code pénal sanctionne d’une «peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire (...) celui qui n’aura pas prêté secours à une personne blessée ou à une personne en danger de mort imminent, alors que l’on pouvait raisonnablement l’exiger de lui, étant donné les circonstances (…)». A moins que la victime risque d’y perdre la vie, donc, on n’est pas punissable si on la laisse se faire battre ou agresser sexuellement sous nos yeux. A chacun de s’arranger avec sa conscience pour décider si, oui ou non, il veut faire preuve de sens civique. «Il n’y a pas dans le Code pénal d’exigence d’héroïsme ou d’abnégation, confirme Christophe Dubrit, du centre LAVI vaudois. Mais un coup de fil discret à la police relève de l’altruisme élémentaire. La seule option qui n’est pas acceptable, c’est de ne rien faire du tout.»

En cas de besoin: Aide aux victimes ou Lavi.

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