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Juliette est assise dans le train, comme chaque matin. La tête penchée sur son natel, on la croirait coupée du monde. Indifférente à ce qui l’entoure. Mais il n’en est rien. Scannant le wagon à coups de regards furtifs, la jeune femme de 27 ans cherche intensément des yeux une personne en particulier. Un grand garçon brun. Avec un sac à dos en cuir. «Je le croise souvent dans l’ICN, confie-t-elle. Je ne lui ai jamais parlé, on s’est juste posés une fois l’un en face de l’autre par hasard, il y a un mois. Depuis, je pense sans arrêt à lui. Quand je ne le vois pas, je suis comme déprimée. C’est pas bizarre de ressentir ça pour un total inconnu du train?»

Si Juliette a bien des raisons d’être déstabilisée (au fond, elle expérimente le fameux coup de foudre), l’environnement où elle l’a vécu n’a rien de saugrenu. Les transports en commun sont de plus en plus perçus comme des lieux de rencontre à part entière. Selon une étude Thalys-Ifop réalisée en 2014, un quart des usagers du TGV se sont déjà fait draguer. Et à en croire une autre enquête, menée par la SNCF cette fois, 7% des utilisateurs des chemins de fer ont déjà flashé sur quelqu’un dans le train; souvent sans avoir eu l’audace, ou le réflexe, de provoquer une discussion avec l’élu(e) ferroviaire de leur cœur. D’où la multiplication récente, sur le web, de pages dites «Spotted» (pour aperçu, repéré), sortes de petites annonces online permettant aux voyageurs touchés en pleine course par Cupidon de lancer une bouteille à la mer, en espérant que l’autre lise et, surtout, se manifeste.

Célibataires en transit

La SNCF tient ainsi son propre compte «Spotted» sur Facebook. Celui-ci comptabilise près de 3500 likes et abonnements. Trois à quatre messages y sont postés chaque semaine, décrivant à peu près tous le même schéma: je t’ai vu, tu m’as plu, on s’est perdus. En Suisse, une page intitulée «Spotted Transports publics suisses romands», arborant le logo des CFF, a aussi été créée sur le réseau social, même si l’ex-régie des transports n’en est ici «pas l’initiatrice», précise son porte-parole, Jean-Philippe Schmidt. Le phénomène du crush pendulaire est d’ailleurs devenu si concret que des sites y sont entièrement consacrés. Tels Tiicket, lancé en 2015, ou Croisé dans le métro. Ce dernier, voué aux transports en commun de plusieurs villes francophones, a accueilli 10 000 annonces en quatre années d’existence. Mais au fait, pourquoi les trains, bus et autres métros sont-ils devenus si glamour?

L’augmentation significative du nombre de célibataires n’y est sûrement pas pour rien. La Suisse enregistre un tiers de monoménages, selon l’Office fédéral de la statistique. Autant dire que la population de cœurs à prendre (ou à reprendre) est loin d’être négligeable dans, par exemple, un ICN pouvant transporter 800 voyageurs. «1,25 million de passagers empruntent chaque jour les lignes des CFF, fait remarquer Jean-Philippe Schmidt. C’est d’une certaine manière un miroir de la société.»

Par ailleurs, les pendulaires parcourant des trajets toujours plus longs, selon des chiffres publiés en 2016, ils ont mathématiquement davantage de temps à bord pour soudain croiser le regard de l’âme sœur. Toujours plus de célibataires, qui passent toujours plus de temps ensemble dans les rames des trains… le cocktail ne peut être que réactif en matière de chimie humaine. Et les candidats à l’amour en sont conscients, souligne Gina Potarca, sociologue à l’Université de Genève: «Il semble en effet que le nombre croissant de célibataires sur le marché les pousse à explorer de nouveaux espaces de rencontre.» Le trajet Genève-Lausanne en compagnie de la troublante lectrice d’à côté? Un speed dating comme un autre.

Vertige incontrôlable

D’autant que le déplacement en bus, en métro, en train, voire en avion, offre une bulle favorable aux accélérations du rythme cardiaque. «J’entends souvent les gens dire qu’il ne se passe rien dans les transports, qu’il faut combler l’ennui», rapporte Nathalie Brignoli, journaliste et écrivaine suisse, auteure du livre «Le chaos de la séduction moderne» (Ed. Favre, 2017). «Beaucoup se plongent dans leur smartphone, regardent dans le vide ou contemplent le paysage. Pourtant, cet intervalle flottant est, consciemment ou pas, un moment d’intérêt. On vit ce fantasme de la disparition du temps et des frontières, tout semble plus facile.» Et plus authentique aussi, s’enthousiasme le psychanalyste franco-suisse Saverio Tomasella: «Le voyage produit un état modifié de la conscience propice à la poésie, à la rêverie, et, bien, sûr à l’imaginaire amoureux. Etre ainsi «lost in translation» fait de la place en soi pour le lyrisme. On se laisse désemparer, on cède un peu de contrôle. Et quand une étincelle survient, ce vertige est merveilleux. N’évoque-t-on pas le «transport amoureux» pour décrire cet instant? C’est une expression qui en dit long…»

Monter comptable à Berne et descendre poète à Fribourg, voilà le genre de scénario qu’ont fréquemment vécu les usagers énamourés. La lecture des annonces laissées sur les pages «Spotted» en témoigne. Quand le graphiste divorcé de 40 ans croisé sur un site de rencontre sera «sympa», «plutôt mignon» et «en plus fan de Radiohead», l’inconnu du train est, lui, volontiers «ténébreux et mystérieux», se déplaçant «avec une nonchalance féline» et auteur d’un «sourire qui retourne complètement». C’était la minute gnian-gnian? Pas si sûr. «En amour, les gens ont quasi tous ce besoin de renouer avec le hasard, cette notion du destin qui décide, constate Nathalie Brignoli. La rareté de ce type de rencontre la rend d’autant plus magique à nos yeux.»

Une véritable scène de cinéma, finalement. C’est le ressort dramatique de tout film romantique qui se respecte: le «meet cute», la rencontre imprévue et poétique entre deux personnages, instant fondateur de l’histoire sentimentale à venir. Comme l’envie de construire son couple sur une base mythique, sur un moment extraordinaire. «Le coup de foudre sur les rails amène évidemment une «how I met story» bien plus palpitante qu’un swipe sur Tinder», admet Gina Potarca. Ou qu’une presque banale rencontre au cours d’une soirée avec des amis, qui demeure encore la configuration la plus génératrice de relations amoureuses, selon les statistiques. «Le besoin d’idéalisation de l’amour reste le même qu’il y a 10  ans, ce qui change, c’est ce désir de réenchanter la figure du couple, et notamment sa genèse, face à une certaine tinderisation des relations», explique Nathalie Brignoli.

Sans calcul

En effet, l’enthousiasme face aux nouveaux outils de rencontre atteint peut-être ses limites, relève Saverio Tomasella: «Une femme inscrite sur un site de rencontre reçoit en moyenne 60 demandes chaque jour. Cette pléthore permet d’affiner longtemps sa recherche. Mais, revers de la médaille, nous nous comportons sur ces plateformes comme si nous cherchions un bien immobilier, avec toute une liste de critères à remplir. Cela crée, au final, un rapport désincarné et despiritualisé à l’autre.»

Car les connexions entre deux amoureux ne sont pas toutes visibles. Ni nommables. «Le couple ne se résume pas à un ensemble de points communs, rappelle Nathalie Brignoli. Certains n’ont plus rien à se dire au bout de six mois malgré des goûts et des valeurs partagés. L’alchimie, en amour, repose sur autre chose.» Au point de parfois flasher, dans le train, sur une personne en apparence très éloignée de nos «standards» habituels. Le crush dans les transports, à la fois si évident et inexplicable, serait-il un antidote à la rationalisation des rapports amoureux?

Encore faut-il que le lien se noue réellement. «Ces rencontres restent du domaine du miracle», tempère ainsi Nathalie Brignoli. Car il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et attendre que la magie tombe du ciel.

Vers la flamme

Trouver l’âme sœur s’avère souvent un subtil mélange entre calcul et hasard. Dans une chronique publiée sur le site du Monde début 2017, l’écrivaine Maïa Mazaurette résume la chose: «Trouver l’amour dans une rame de métro est hasardeux, mais nous avons le bon sens de ne pas y projeter tout notre avenir amoureux. Nous savons que ces choses prennent du temps, du contexte et de la chance… c’est même l’exacte raison pour laquelle nous allons sur les sites de rencontre, où nous pouvons monter dans une rame de métro personnalisable, composée uniquement d’avocats quadragénaires adeptes de quinoa. C’est mille fois plus simple ainsi.» En attendant, qui peut dire ce qui se passera demain matin entre Neuchâtel et Yverdon-les-Bains.

Rencontres de cinéma

Eternal Sunshine of the Spotless Mind, 2004 Jim Carrey et Kate Winslet, scène mythique: deux personnages que tout oppose tombent amoureux lors d’un trajet en train.

Brève rencontre, 1945 Peintre acide des amours contrariées, le cinéaste David Lean met en scène une ébauche d’idylle née dans une gare. Avec Celia Johnson et Trevor Howard.

The Tourist, 2010 Rencontre spontanée (ou manigancée…) dans un train pour Venise. L’espionne Angelina Jolie, en deuil de son grand amour, va flirter avec le gentil mais fade prof de maths Johnny Depp. Un inconnu, vraiment?

Before sunrise, 1995 Un Américain bohème parcourant l’Europe (Ethan Hawke), une étudiante française mettant le cap vers Budapest (Julie Delpy). Ou comment tenter de prolonger, ne serait-ce qu’une nuit, le coup de foudre à bord d’un train.

Rendez-vous avec le destin, 1994 Titre kitsch, mais symbolique: en avion, l’homme aux 12 000 femmes Warren Beatty rencontre l’amour de sa vie, Annette Bening. Elle était justement devenue sa femme en 1992…


©brief encounter film

«J’ai rencontré Bastien dans le métro parisien»

Cécile, 44 ans, enseignante, Lausanne Je vis en Suisse mais me rends très souvent à Paris pour mon travail ou mes loisirs. Une matinée de septembre 2016, j’emprunte la ligne 1 du métro parisien, direction Charles De Gaulle-Etoile. Arrêt Bastille: une foule de passagers se rue dans la rame. Au milieu du tumulte, entre un homme. Ma première pensée a été: «Qu’est-ce qu’il est beau!» Sorti de son contexte, cela paraît un peu immature, surtout pour une femme de 44 ans. Mais cet élan était chargé de sens: outre ma nature réservée dans ce domaine, j’étais alors en plein divorce, et cela faisait longtemps que je n’avais plus eu l’espace de m’intéresser à un homme. Pour la première fois depuis des mois, et de façon inattendue, ça s’imposait à moi.

A cause du monde, nous nous sommes retrouvés debout l’un à côté de l’autre. J’ai pu l’observer discrètement: ses cheveux blonds, ses yeux clairs, sa chemise bleu ciel aux boutons cousus de fil rouge. Tout en lui me plaisait. Bien plus, tout me semblait familier. Les arrêts de métro défilaient à toute vitesse. En une fraction de seconde, j’ai su qu’il fallait que j’agisse. J’ai sorti ma carte de visite tout en me disant «Tu es folle, tu ne peux pas faire ça!» et une fois arrivée à ma station, je lui ai tendu: «Tenez!» La honte me serait épargnée puisque je quittais la rame. Mais du tac au tac, comme s’il avait prévenu mon geste, il m’a répondu: «Je vous appelle».

Deux jours plus tard, j’ai reçu un SMS: Bastien m’invitait à pique-niquer au bord de la Seine. La possibilité qu’il soit un détraqué ou un habitué de ce genre de drague m’avait effleuré l’esprit bien sûr, et je n’en menais pas large quand je suis allée le retrouver. Mais, étrangement, j’étais confiante. Dès que nous nous sommes vus, tout s’est enchaîné naturellement. Il était merveilleux, et tant de points communs nous réunissaient! Il m’a alors raconté qu’il avait eu le même choc que moi ce jour-là dans le métro, cette même sensation d’évidence. Aujourd’hui, nous avons emménagé ensemble. Et lorsque nous racontons notre rencontre, les gens disent que ce n’est pas possible, que ça n’arrive que dans les films ou les rêves. C’est bien une réalité. Que je souhaite à tout le monde.


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