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Autour de la table, à chacun sa place

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«Chaque place a une puissante portée symbolique et permet de comprendre la répartition des rôles de chacun.»

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«Chaque matin c’est le même cirque. Mon fils de quatre ans pique une crise si sa sœur ose s’asseoir à sa place, à ma droite. Impossible de déjeuner en paix si elle ne se déplace pas», soupire Léa, qui élève seule ses deux enfants, «J’ai beau lui expliquer que chacun est libre de s’asseoir où il veut, s’il pouvait s’enchaîner à sa chaise, il le ferait.» Autour de la table familiale, le petit dernier tient à sa place de chouchou, reléguant ainsi sa sœur le plus loin possible de sa mère. «Et pourtant, nous avons une table ronde!» s’amuse Léa, qui commence à redouter le moment d’annoncer à son fils qu’au repas de Noël, il ne sera pas à côté d’elle. Elle compte d’ailleurs un peu sur le plan de table maternel pour sauver la soirée du désastre. Une obsession enfantine pas si anodine, comme l’explique le Dr Santosh Itty, pédiatre, pédopsychiatre à l’Office médico-pédagogique et thérapeute de famille à la consultation psychothérapeutique pour familles et couples des HUG à Genève:

«Pour beaucoup d’enfants, il est structurant et rassurant d’avoir toujours la même place. Elle n’est jamais le fruit du hasard et fait partie des rituels familiaux. Ce sont le plus souvent les parents qui déterminent l’organisation autour de la table. Chaque place a une puissante portée symbolique et permet de comprendre la répartition des rôles de chacun.»

Choix stratégiques

A côté de sa Léa pour son fils, face à l’horloge pour sa fille: «Elle contrôle ainsi le temps perdu à table et pas consacré à s’amuser. Je crois qu’elle n’aimerait pas changer de place non plus.» Des postes clés du point de vue de ceux qui les occupent. Dans le jargon sociologique, cela s’appelle le Power Seat. «C’est la place stratégique entre vous et le groupe, que ce soit en famille, à l’école ou dans le milieu professionnel», explique le Dr Itty. En famille d’ailleurs, certaines places sont plus convoitées que d’autres. Comme celle du petit dernier qui veut être le préféré, donc à côté de maman. Ou celle de l’aîné en face de son père pour ne rater aucune information importante. Une stratégie qui évolue avec les cycles de vie. «Notre premier enfant était d’abord sur sa chaise haute entre ma femme et moi, raconte Thierry, 40 ans. A l’arrivée du deuxième, l’aîné est resté à côté de son petit frère. Mais une fois qu’ils sont devenus ados, on a dû s’intercaler entre eux pour éviter les disputes.» Un choix assumé par les parents, pour leur survie mentale. Certaines fratries s’allient pour faire front afin de s’affirmer, assis côte à côte, bien en face des géniteurs.

Et il y a les autres, ceux qui perdent du terrain au fur et à mesure que la famille s’agrandit. «Petit, l’enfant sera souvent entre ses parents ou en tout cas à proximité de sa maman, puis il sera placé en périphérie quand un deuxième enfant arrivera. Et ainsi de suite, par effet de roulement», explique le Dr Itty. Une manière de laisser le champ libre à l’aîné. Ou de le reléguer à une place secondaire, c’est selon. Parce que, ne nous leurrons pas, plus on s’approche du bout de la table, moins on a d’influence sur le groupe.

Côté hiérarchie, dans le schéma de la famille traditionnelle, le patriarche préside et décide qui sort de table et quand. Ça, c’était avant l’émancipation post-Mai 68 de la mère-cuisinière qui devait être le plus près possible du fourneau pour nourrir sa tribu. Et modérer les tensions entre le patriarche et la progéniture. Aujourd’hui, il faut composer avec les nouveaux modèles familiaux. Et recréer parfois des rituels.

Comme Marianne, maman d’une famille recomposée avec quatre ados sous le même toit: «Quand mon fils était petit, impossible de le faire changer de place. Aujourd’hui, il varie tous les jours! Le plus important, c’est de garder ce rituel de réunion commune.»

Un positionnement symbolique que le Dr Itty observe également lors des entretiens de thérapie familiale: «La sélection des sièges permet de mieux comprendre les enjeux des familles, à savoir les rivalités, les alliances, les coalitions, les triangulations… Il existe donc, en termes de relation et de pouvoir, des corrélations entre le positionnement à table, la place lors des entretiens de thérapie et la dynamique véritable de cette famille à un instant précis de son cycle de vie.»

Une question d’automatisme

Et les automatismes ont la vie dure. Sinon pourquoi continuer à s’asseoir à la même place aux repas de famille alors qu’on a quitté le nid depuis des décennies? «Je n’y prête pas attention, mais je m’assieds systématiquement en face de ma mère, et à droite de mon père quand je mange chez eux. J’ai l’impression de ne pas être dans la discussion sinon», raconte Cécile, 36 ans, «Quand mon grand frère est là, il se met en face de mon père.» Des mécanismes qui se transposent aussi au travail, comme pour Gino, 42 ans:

«J’ai la même place en séance depuis dix ans. En face du décideur. Je peux le regarder dans les yeux et mes messages passent mieux. Ça me rassure et mes collègues le savent. Quand on me la pique, il m’est arrivé de demander aux gens de se déplacer. Si je n’ai pas ma place, je suis déstabilisé.» Idem au restaurant, où il s’assoit au centre de la table. «C’est sûrement une question d’ego, j’aime être le centre de l’attention. Ne pas être à cette place ne gâche quand même pas ma soirée…»

Question soirées gâchées, on veillera particulièrement à son plan de table à Noël. C’est le soir où les sensibilités s’exacerbent et où il faut parfois céder sa place à un tonton ou au grand-père. Pour Sylviane Roche, écrivaine, chroniqueuse spécialiste des codes sociaux, la réponse est claire pour ne pas mettre les pieds dans le plat: «Dès qu’on est plus de huit, il faut disposer soi-même les invités plutôt que de les laisser s’asseoir par affinités. Mais attention! On peut blesser en plaçant mal quelqu’un.» Une affaire de bienséance qui a aussi pour but d’éviter les clashes familiaux sous le sapin. Junior fera peut-être une crise parce qu’il n’est pas à côté de sa mère. Les cousins adolescents seront peut-être plus bruyants assis côte à côte. Et quoi qu’il arrive, on pèse surtout le pour et le contre avant d’attribuer la chaise en bout de table… «C’est la place du rebut, explique Sylviane Roche, Ce n’est pas pour rien si dans les règles de bienséance, cette position est réservée aux gens qu’on ne veut pas honorer particulièrement.» A affecter avec circonspection. Ou alors opter pour une table ronde afin d’établir une totale égalité entre les convives. Très esprit de Noël.



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Témoignages autour de 4 tables familiales

La famille à trois

Corinne, 44 ans, fille unique

«Quand j’habitais chez mes parents, nous avions une table ronde dans le salon. Mon père était toujours assis face à la télé, et moi dos à la télé, donc face à lui. Et à la pendule, pour me rappeler que je devais avoir fini mon assiette quand la grande aiguille arrivait sur le six. Entre nous deux, il y avait ma mère. Nos places autour de la table reflétaient complètement notre structure familiale rigide. Je suis partie de la maison à 25 ans. Ce n’est que cinq ans plus tard, en revenant manger chez mes parents, que j’ai décidé un jour de m’asseoir à la place de mon père. Et j’ai éteint la télé. Il n’a rien dit. Mais c’était difficile. C’était ma manière de dire: «Vous avez toujours décidé pour moi, maintenant ça suffit.»

La famille classique

Cécile, 36 ans, un grand frère

«Petite, nous avions une grande table carrée. Mon père était assis face aux fenêtres et près de la porte de la salle à manger. J’étais à sa gauche, face à un grand miroir. Mon frère était en face de mon père, et ma mère en face de moi, près de la cuisine. Mon père avait une place stratégique, car on devait passer à sa droite pour sortir de table et quitter la pièce. Face à mon miroir, je me voyais en train de manger, et de faire des boulettes avec la nourriture. J’essayais de passer incognito pour aller aux toilettes, mais je ne pouvais jamais éviter mon père… Quand il s’en rendait compte, il faisait mine de se lever de sa chaise et tapait du pied avec ses sabots comme s’il allait m’attraper au passage. Je piquais des sprints pendant que ma mère me couvrait. Personne n’a jamais osé s’asseoir à sa place. Aujourd’hui encore, mes parents ont une table carrée, et mon père est face aux fenêtres, dos à la porte. Quand je leur rends visite, je m’assieds toujours en face de ma mère. Automatiquement. C’était - et c’est - d’ailleurs avec elle que j’ai eu le plus de conversations.»

«Une famille nombreuse, recomposée ou nucléaire n’aura pas le même type de positionnement des enfants autour de la table vis-à-vis des parents, de la fratrie ou des beaux-parents.» Dr. Santosh Itty, pédiatre, pédopsychiatre à l’OMP et thérapeute de famille à la consultation familles et couples aux HUG

La famille recomposée

Marianne, 48 ans, quatre ados sous le même toit, une fille et trois garçons

«Notre repas le plus important, c’est le brunch du dimanche matin, un week-end sur deux. Nous avons une grande table rectangulaire pour huit personnes, et chacun s’assied où il veut. Quand les deux grands sont assis côte à côte, ils font les idiots. Et parfois mon fils qui est gaucher a de la peine à trouver une place où les autres ne lui disent pas qu’il les dérange en mangeant. Bon, mon chéri a quand même tendance à se mettre en bout de table, soi-disant parce qu’il est grand et qu’il a besoin de place… et je ne dois jamais être assise trop loin de lui non plus. Il vient d’une famille assez traditionnelle, où chacun se fait servir à table. Moi, quand j’étais petite, nous mangions sur une table basse au salon, assis sur une peau de mouton, et chacun se servait de ce qu’il voulait dans le frigo. Du coup, quand ma moitié n’est pas là, je suis cool sur les règles. Ce qui est surtout difficile à gérer autour de cette grande table, c’est le temps de parole.»

La famille monoparentale

Patrick, deux enfants de 3 et 6 ans

«Enfant, je suis resté traumatisé par la place en bout de table que j’occupais à la maison. J’y ai été relégué à la naissance de mes deux petites sœurs. Je me sentais mis à part. Aujourd’hui, lorsque j’ai mes enfants une semaine sur deux, nous mangeons autour d’une table ovale, dans la cuisine. Je pensais que le choix des places à table serait plus démocratique. C’est raté. Mes enfants s’asseyent toujours à la même place, et c’est même un sujet de dispute si j’ose m’installer à leur place autoattitrée. Je suis souvent debout pour préparer à manger, du coup j’évite les drames.»

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