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Avant qu’elle ne quitte le continent pour rejoindre l’Australie, récit de quelques jours passés avec elle dans la jungle du nord-ouest de la Thaïlande. Et le point sur le chemin aussi étonnant qu’accidenté qu’elle a parcouru depuis juin 2010.

De la rive opposée de la rivière Mae Ngao, un craquement a éveillé mon attention. Je fouille du regard la forêt anarchique. Sur le talus au-delà des eaux brunâtres, une forme noire est adossée à un tronc gris, et un museau clair se tourne dans ma direction. Je dis: «Y a un ours.» Sarah ne répond pas. J’insiste: «Sarah, y a un ours.» Elle s’approche. «Où ça?» Je lui montre. Gentiment, elle rigole: «Ce que tu prends pour son museau, c’est une branche.» Je continue à regarder. Mince, elle a raison, bien sûr. C’est comme l’araignée diamant, dont le corps luit d’un vert pâle scintillant: le premier soir, j’avais cru en voir une briller dans le feuillage au-dessus de ma tête. Ce n’était qu’un éclat de lune… Ne s’improvise pas expert en faune tropicale qui veut! Et l’imagination, comme l’intellectualisation, dit Sarah, il vaut mieux la laisser à la maison si l’on veut apporter les réponses adéquates aux questions vitales que pose un univers sauvage.

A la rencontre de Sarah

L’ours, c’était à la fin du dernier jour des quatre que j’ai passés avec Sarah Marquis (mais rassurez-vous, j’ai aussi vu des vraies bêtes). A Femina, nous avions décidé de rendre visite à la marcheuse de 39 ans avant qu’elle ne finisse son odyssée asiatique à Bangkok et ne se lance, après trois semaines de cargo sur le Pacifique, dans un désert australien. Surtout qu’elle venait d’annoncer qu’elle prolongeait la durée de son expédition de près d’une année. Selon les plans de départ de juin 2010, elle aurait dû parvenir à son petit arbre de la plaine de Nullarbor en juin 2012. Les aléas d’une expédition audacieuse, ambitieuse, «monstrueuse» même (c’est elle qui le dit), font que deux ans n’y suffisent pas. Sarah n’étant pas du genre à renoncer à une bonne tranche de désert australien, elle a rajouté le temps manquant.

Je l’ai retrouvée à 250 kilomètres de Chang Mai en Thaïlande du nord, sur une grande route voisine de la frontière birmane, reliant Mae Sariang à Mae Sot. Elle avait écrit: «C’est facile. Notre point de rencontre, c’est le parc national Mae Ngao (du nom de la rivière) sur la route 105. Si tu ne me vois pas sur cette route, cela veut dire que je suis déjà arrivée à l’intersection pour le parc national, et là, il y a encore 5 km jusqu’à l’entrée du parc, et je vais certainement être sur cette route-là.» Nous roulions sur la route 105, 1 km avant l’intersection du parc, vers 11 h 30, quand elle a surgi devant nous, haute silhouette à la Tinguely, sac à dos bosselé, bouteille d’eau accrochée sur la poitrine, charrette brinquebalante. J’ai senti tressaillir, sidérés, mes accompagnants – le photographe et, au volant son assistant. On a sauté de la voiture où il faisait à peine 20 degrés.

Emotion de la voir là «en vrai». La chaleur flirtait avec les 36 degrés. Sarah s’est jetée sur l’eau fraîche et le… chocolat! Le kilomètre jusqu’à l’intersection pour le parc national, nous l’avons parcouru ensemble, moi sans sac, pas fatiguée et rafraîchie par l’air conditionné, elle avec quelque 15 kilomètres dans les pattes et ses 50 kilos d’équipement. On causait, et tout à coup elle a dit: «T’as entendu? C’est l’arbre chanteur. Il est là, mais je ne sais pas à quoi il ressemble.» J’ai écouté. Une plainte chuintait, crissait, étrangement proche et lointaine à la fois. Des racines aériennes couvraient le talus. Puis la musique s’est tue. Joyeuse, j’ai pensé: ça commence bien.

1ère nuit: les bruits

Le photographe a fini son travail, et les deux hommes nous ont laissées à notre royaume vert. Mister Am, le chauffeur étudiant en photographie qui m’avait aidée, à Chang Mai, à faire les commissions pour Sarah (ail frais, brocoli, mangues, 20 litres d’eau), a promis qu’il viendrait me rechercher dans quatre jours. Sarah m’explique notre programme. Nous allons remonter la vallée habitée par le groupe ethnique des Karens et riche en toutes sortes d’espèces animales (ours, serpents, singes) et végétales. Nous sommes dans un parc national mais il n’y a pas de carte… La route qui mène à la prochaine étape de Sarah, Mae Sot, ne convient pas à une escapade en duo car elle est dangereuse: bordée par des camps de réfugiés karens rebelles au régime birman, le car-jacking y est monnaie courante. En suivant la rivière, nous marcherons sur des chemins de terre fauve, au cœur d’une nature sauvage. A mon départ, Sarah reprendra son tracé, assumant seule ses dangers. Il est bientôt 18 heures, le soleil rouge s’enfonce dans la touffeur. Nous montons les tentes (enfin plutôt Sarah), installons le camp. Les moustiques dansent autour de nos visages transpirants. Je glisse un foulard sous mon chapeau et me spraye de répulsif. Un poisson saute sur le fil de la rivière. «C’est qu’il est chassé par un autre, cela signifie que l’eau est poissonneuse.»

La nuit tombe vite. Je vais remplir le seau à la rivière. «Attention aux feuilles, tape du pied dessus, cela éloigne les serpents.» Je m’exécute scrupuleusement. Le miniréchaud fonctionne à l’essence et crache une fumée noire. Nous mangeons des brocolis à l’ail («il faut manger beaucoup d’ail, on le transpire et cela éloigne les moustiques») et des pâtes. Sarah regarde ma fourchette avec envie, elle n’a qu’une cuillère, et pour les pâtes, qu’elle mange presque tous les jours, ce n’est pas terrible… Puis elle me prépare une bouteille pipi, coupant à mi-hauteur une bouteille d’eau. On s’accroupit au-dessus… «Pendant la nuit, tu ne sors pas de la tente?» – «C’est là que tout se passe. Il vaut mieux pas. A moins de réenfiler chaussures et guêtres.» L’obscurité bruit. Grincement assourdissant de scie: «Les cigales d’ici. Un peu plus petites que les méditerranéennes.» Echo nasal et puissant sur deux temps: «Un gecko. Petit malgré la puissance de son cri. Il est beige avec de petits points violets. Je l’adore.» Notes rondes gutturales: «Des singes. Ceux-ci ont une tache blanche sur le front.» Coassements: «Les crapauds.»

C’est dans cette cacophonie que nous nous glissons chacune sous notre tente. Nous conversons d’une moustiquaire à l’autre en faisant répéter l’autre dix fois. Je lui demande si elle n’a jamais été tentée de s’arrêter dans un endroit et de s’y installer. «Quoi? rester quelque part? Non, moi c’est le nomadisme que j’aime. Cette liberté de me déplacer d’un point A à un point B. Et puis les gens… J’aime pas trop. Se parle-t-on vraiment? On arrive à échanger si peu de paroles. Les gens cherchent vite à te mettre une étiquette. Veulent connaître mon âge, où je vais, d’où je viens, si j’ai des enfants, z… d… mm.» – «Qu’est-ce que tu dis?»

La chaleur s’estompe à peine. Des bruits de véhicules et des éclats de voix traversent le tapage tropical. Le sommeil vient tard. A l’aube, deux notes limpides vibrent dans le ciel: un oiseau chante avec une vigueur mélodieuse le bonheur d’exister.

2e nuit: une visite

Après le petit-déjeuner – toasts rôtis sur la flamme du réchaud, miel, thé – on plie le camp, et on se met en route. Il est 8 h et demi, soit, pour Sarah, deux heures plus tard que d’habitude. Je comprends vite pourquoi: la chaleur… Le chemin ne suit pas la rivière. Il monte sec. A un virage, débouchent deux buffles d’eau, suivis de leur petite famille. Hum. Sarah psalmodie une chanson en anglais. Les buffles reculent. «Je connais les vaches. Je les ai beaucoup observées en Australie, quand je devais prendre de l’eau là où elles buvaient par centaines. Je chantonne pour qu’elles m’identifient, me captent, et n’aient pas peur. Là, c’est peut-être ta chemise bleue qui les effraie.» Les buffles continuent de reculer. Plus loin, ils dévaleront la pente. Salut, salut!

Transpirantes, nous traversons un hameau, saluons les Karens que nous croisons et qui mâchouillent ce bétel qui fait sourire rouge leurs dents abîmées. Sarah a développé une manière polie et souriante de passer sans s’arrêter: elle dit bonjour et indique sa direction. Les montées sont pénibles. Durant les pauses, Sarah prend garde à ce que je boive et mange assez. Ou me montre une chrysalide, des termitières, une plante parasite, les piquants cachés d’une fougère…

Des véhicules nous dépassent. Parfois un chant s’élève d’une camionnette au pont arrière bondé, parfois une famille bariolée chevauche un vélomoteur. Et puis nous nous mettons en quête d’un camp. Ce sera à nouveau près de la rivière, un bel emplacement avec de l’ombre, plein de bois sec pour le feu. Sarah transmet le point GPS via un traceur. Il fait si chaud que nous nous glissons tout habillées dans l’eau. Etendues dans la caresse du courant, nous parlons. Comme premier voyage, à 17 ans, elle a choisi la Turquie à cheval, alors qu’elle n’en avait jamais fait! Et c’est à 22 ans, lors d’un trek en Nouvelle-Zélande, marchant seule sous une pluie incessante, qu’elle a éprouvé cette sensation d’harmonie qu’elle ne cesse depuis de rechercher. Par moments, la forêt émet de violents craquements. Nous sortons de la rivière.

Il est 16 h, la température dépasse les 35 degrés, Sarah installe (trop tard) son chargeur solaire. Et puis… elle me tire par la manche, me désigne l’autre rive: un éléphant! Il est arrivé là, sur une terrasse qui surplombe le cours d’eau, avec son cornac. Une éléphante, semble-t-il. Sommes émues. L’observons qui s’asperge de poussière. Le cornac disparaît. Elle reste là à fourrager dans les bambous tandis que nous montons les tentes, mangeons, faisons du feu. Dans l’obscurité brûlante, soudain, on l’entend qui casse ce qu’il me semble être des arbres entiers. Elle s’approche de l’eau. Mon cœur s’arrête. Sarah sent ma peur. Elle recharge le feu jusqu’à ce que jaillissent de hautes flammes. Elle dit qu’il faut que l’éléphante nous perçoive bien. Celle-ci a cessé d’avancer. Est-elle attachée? Dans la lueur de la lune croissante, elle retourne dans son coin. On l’entend souffler. Passe alors à côté de nous un groupe de jeunes armés de puissantes lampes de poche. Ils disent «elefant, elefant…» Oui, on l’a vu! Où vont-ils? Certains vont pêcher au harpon, remontant à pied le courant dans la rivière.

Nous nous couchons. Je m’endors tard, toujours dans le même chambard (sifflements, grelots d’insectes, bruit des rapides) rompu cette fois par les craquements de bambous produits par notre grosse amie…

3e nuit: la planque

Au revoir l’éléphante! Quatre heures de marche et nous atteignons le village Ban Lui. Au «shop»,nous trouvons des œufs et à boire. Nous aimerions redescendre la rivière en radeau et dessinons notre demande. Un gamin va chercher un vieil homme qui avance vers nous, la machette pointée en avant. Ambiance. Il veut beaucoup d’argent. La négociation s’étire. Il y a la question de nos sacs… Sarah hume de mauvaises ondes. Nous partons nous reposer à l’ombre au bord d’un ruisseau. Soudain, des coups de feu: sous un bouquet d’arbres, un groupe de Karens crie et rigole. Nous reprenons la route. A un moment, une camionnette nous dépasse avec sur le pont arrière des tas d’hommes le visage complètement dissimulé sous les lunettes noires et des foulards. Les Karens, nous le savons, sont en rébellion depuis longtemps avec le régime birman tout proche et les violences sont courantes…

Ce soir, notre camp sera invisible. Sarah arrange le sable et nous concocte deux nids superconfortables. Le brocoli a tourné, mais il y a du chou. Dans ses feuilles, Sarah loge un petit mélange rôti d’ail, de cacahuètes et de menthe sauvage. Et ce soir, au lieu des pâtes, il y a du blé. Nous nous régalons. Mais la moiteur est extrême et soudain l’orage gronde. Branle-bas de combat: on sort les sardines et couvre les tentes de leur toile extérieure. La pluie tombera beaucoup plus tard dans le tonnerre et les éclairs. Avant, des pêcheurs sont passés à côté de notre planque… Je suis contente qu’ils ne nous aient pas vues.

Le niveau de la rivière n’est pas monté. Vigilante, Sarah avait l’œil; un instant elle a craint l’arbre qui nous abritait, le plus grand du périmètre. Mais vieux, jamais foudroyé, donc non menaçant.

4e nuit: la routine

Le lendemain nous ramène à l’entrée du parc national. Une bonne trotte de cinq, six heures. La pluie n’a rien rafraîchi et la chaleur humide nous étouffe. Un nuage, tel celui de Petzi, dit Sarah, nous suit tout le chemin. Une bonne douche nous attend et ça, c’est pas mal. Nous retrouvons les cigales qui scient, et ce coup-ci je reconnais le pouet-pouet du gecko comme les cris gutturaux des singes. Et j’arrive à voir les martins-pêcheurs. Bon, il y a juste cet ours que mon œil invente…

Certains noms précis me manquent, et je suis curieuse de la culture karen. Sarah sourit: «Moi je ne sais pas grand-chose des Karen, je ne connais pas tous les noms d’oiseaux. Si j’avais lu quelque chose, je voudrais que la réalité y colle. Il faut avoir le moins d’idées possible pour se laisser surprendre, et retrouver son instinct. Mon corps possède le bon instinct. Avec les ans, les expériences accumulées, j’ai appris à distinguer les fausses peurs des vraies, à sentir juste.»

Cette dernière nuit, pour la première fois je m’endors paisiblement.

Au revoir, Sarah…

Le chauffeur est là. J’ai empaqueté mes affaires. Contre une écharpe karen, je laisse à Sarah un pagne en soie léger, ma fourchette, 2-3médics, le reste de mes lingettes parfumées à la verveine, un petit dentifrice, une crème cicatrisante, des mouchoirs. Nous mangeons encore ensemble dans une gargote sur la grande route. Puis elle s’en va. Sur cette route poussiéreuse et dangereuse barrée par des checkpoints de police, à l’orée de cette zone sensible. Au monde pourquoi a-t-elle choisi cet itinéraire qui jouxte la Birmanie? Je ne lui ai même pas demandé. Je réfléchis. Il est le plus sauvage. Bien sûr.

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