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Cette année-là, j’étais mieux dans ma peau qu’à 23 ans, un peu moins bien qu’à 43, mais ça, je l’ignorais. A force d’obstination, de collaborations dans divers journaux, j’avais enfin une petite place dans la grande salle de rédaction exclusivement masculine de la Tribune de Lausanne. Autour d’une immense table, chacun avait sa chaise, sa machine à écrire. On s’arrachait les combinés téléphoniques, les machines à écrire crépitaient, le ton montait parfois, les ciseaux fendaient l’air… Jaugée, adoptée et, très vite bien aimée, j’étais follement heureuse! D’autant qu’arrivait bientôt en renfort mon amie Pierrette Blanc, avocate, chroniqueuse judiciaire.

J’avais fait mes gammes. Après la période «chiens écrasés», papiers «féminins», je ciblais les pionnières de choc, femmes d’affaires, comédiennes, musiciennes, maraîchères, romancières (écrivaines, dites-vous?), je visais les reportages «d’hommes», ici et ailleurs, de préférence au loin!

Ma rubrique à moi

L’impact du féminisme s’affirmait sur tous les plans et, soudain, la rédaction en chef décida qu’il fallait introduire dans le journal une rubrique féminine. La société s’ébrouait, le monde s’ouvrait, des batailles se profilaient que j’étais déterminée à ne pas louper! Ce serait, en premier lieu, «ma» rubrique, intitulée Le quotidien pratique, puis Femme, femme, femme. Dans ce cadre que je ne songeais qu’à élargir, figurait bientôt tout ce qui touchait à l’émancipation des femmes, en politique, en droits, en avancées sociales.

1962: création du magazine Femina. Vingt-six ans plus tard, j’en serai la rédactrice en chef adjointe, le temps d’une gestation, et je reviendrai à mes premières amours, le quotidien et tout son tintouin!

Aux innocents les mains pleines

Remontons les Champs-Elysées du temps béni, en ce premier tiers des Trente Glorieuses sur lequel nous surfions en crête de vague. A 33 ans, les dents un peu longues, mon sentiment dominant était une boulimie d’entreprendre, de découvrir, d’apprendre, de travailler (dur), d’adorer écrire et d’être payée (plutôt mal) pour cela. Dix-sept ans après la fin de la guerre de 39-45, tout était possible, à condition de plonger dans le grand chambardement. Il fallait oser ouvrir les mains, et elles étaient pleines.

Pendant la guerre, les femmes étaient entrées, par force, dans le monde du travail. Elles entendaient bien ne pas lâcher l’occasion d’acquérir un nouveau statut personnel et économique. L’ère de la double journée s’annonçait à l’horizon! Il y avait du grain à moudre: contraception, suffrage féminin, droit à l’avortement. En 1962, les Vaudoises votaient déjà, l’avortement était possible sous conditions draconiennes, nous avalions joyeusement la grosse pilule anticonceptionnelle, sans nous préoccuper d’éventuels effets secondaires. Nous échappions ainsi à la méthode du bon docteur Ogino – qui vit naître une génération intempestive de beaux bébés – aux remèdes de bonne femme aussi dangereux qu’inefficaces, comme les douches vaginales au jus de citron, les randonnées à moto sur chemins pierreux, les plongeons vertigineux avec plats ventres béton à l’amerrissage, aux éponges antisperme, aux préservatifs rébarbatifs destinés à éviter de donner la vie, alors qu’aujourd’hui ils empêchent d’attraper la mort!

Retour sur images

Comment tant d’événements chocs pouvaient-ils se produire en même temps, dans tous les domaines? Dévorée de curiosité, hantée par la course au sujet qui servirait aussi bien le journal que mon ego, je ratissais large.

Coucou! C’était Johnny Hallyday qui enregistrait à Nashville (USA) Let’s Twist Again, devenant ainsi l’idole que l’on sait. Je m’empressais dès lors de raconter le souvenir un peu antérieur que je gardais d’un beau jeune homme blond tout de cuir noir sanglé, pétrifiant le public lausannois par sa manière extraterrestre de chanter en se jetant par terre en demi-grand écart, sans se casser les os! Johnny passait alors au théâtre de Beaulieu en vedette américaine. Souvenirs… souvenirs.

Dans le même temps, une grande fille mince aux cheveux lisses brisait les cœurs en interprétant des mélodies douces-amères: «Tous les garçons et les filles de mon âge…» se «tiennent par la main sans peur du lendemain». Ce tube faisait de Françoise Hardy une autre «idole des jeunes». Fin 1962, son 45 tours se vendit à 500 000 exemplaires!

On en voulait, on en avait: les Beach Boys sortaient leur premier disque, les Beatles auditionnaient avant de se faire habiller par Pierre Cardin, les Rolling Stones formaient leur groupe, promis à la plus fracassante carrière. Mick Jagger (pas encore Sir) tombait amoureux de Françoise Hardy! En contrepoint, Claude François, dit Clo-Clo, sautillait en chantant Belle, belle, belle comme le jour, et la génération yé-yé déferlait. En prime, belle comme le jour, Ursula Andress sortait de l’onde, prête à damner Sean Connery et tous les saints dans James Bond 007 contre Dr Nô, Yves Robert signait La guerre des boutons, Stanley Kubrick Lolita, David Lean nous entraînait aux confins du désert fou de Lawrence d’Arabie. Et, cerise sur le gâteau, dans Jules et Jim de François Truffaut, Jeanne (Moreau) en son «Tourbillon» traçait à sa manière le chemin de la liberté.

A l’attaque des people

De tout cela, je faisais mon beurre. Du coup, quelques années plus tard, j’étais chargée de la première page People quotidienne de Suisse romande, en duo avec mon confrère Jacques-Henri Addor. Succès total, au grand dam des puristes de la rédaction qui ne nous ménagèrent pas par leurs critiques acerbes considérant que les people n’étaient pas du vrai journalisme. Voyez la suite!

Coupez!

En 1962, Brigitte Bardot entamait sa croisade pour la défense des animaux. Cette jeune fille de bonne famille avait ouvert une brèche dans les mœurs et le look féminin, envoyant par-dessus les moulins ses jupes droites, ourlet à mi-mollet, sa coiffure courte, sage, l’attitude «comme il faut» de rigueur. Elle aimait la vie, le soleil et lamer, l’amour, les hommes qu’elle choisissait elle-même. Scandaleux, mais contagieux.

C’était dans l’air: la minijupe de Mary Quant, les «Moon girls» de Courrèges, les «Cardines» de Cardin, les mannequins noirs de Paco Rabanne arrivaient dans la foulée, instantanément adoptés par la rue transfigurée.

Il était temps d’aller voir de près ce phénomène nommé Yves Saint Laurent qui présentait sa première collection le 29 janvier 1962, au 30bis de la rue Spontini, à Paris. Les rampes du bel escalier en bois ciré étaient garnies de bouquets de jonquilles préfigurant la saison printemps-été 63. J’entrais, malade de trac, dans la cour des grands de la haute couture! «Qu’est-ce que c’est que ça?» demandait le rédacteur en chef, ajoutant que «ce genre de mode luxueuse n’intéressait ni les lectrices ni les secrétaires»! Bon, on allait voir. On a vu! Et bientôt la mode de A à Z paraissait en cahiers spéciaux dans mon cher quotidien.

Et pendant ce temps…

Les journalistes campaient à Evian où se négociait l’indépendance de l’Algérie, signée le 19 mars, qui ne mettait pas fin aux massacres. Aux Etats-Unis, le président John F. Kennedy imposait par la force l’admission du premier étudiant noir, John Meredith, à l’Université d’Ole Miss, dans le Mississippi. En Arabie saoudite, l’esclavage était aboli. Vingt ans plus tard, j’ai rencontré quelques jeunes descendants d’esclaves adoptés par des familles saoudiennes qui les traitaient comme leurs propres enfants. Tout se tissait, au fil des ans, en un tricot d’où s’échappaient souvent quelques mailles. Je me souviens de sujets loupés, d’interviews ratées, celle d’Omar Sharif, par exemple, claquant la porte, après une question maladroite touchant d’un peu trop près ses relations avec Barbra Streisand! Glissant d’un registre à l’autre, sans ménagement, je prenais parfois des bleus à l’âme, des cailloux, des vrais, en Afrique du Sud, du temps de l’apartheid, du baume au cœur auprès des femmes en grève à la manufacture d’armes d’Herstal, en Belgique. Et, de fil en aiguille, je reprenais le tricot toujours recommencé sans m’en lasser.

En bref, qu’est-ce qu’elle avait de si extraordinaire, cette année 1962? Tout, à travers les couleurs prismatiques de mes 33 ans. Chance, destin, fureur de vivre, allez savoir! Et si c’était à refaire? Banco!

Claude Langel

Journaliste au «Matin», pendant presque toute sa carrière. Neuf mois rédactrice en chef adjointe à Femina en 1988.

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